Les mois passèrent. La nourriture, à Sierra Vista, était abondante, et le travail était nul. Croc-Blanc, gras et prospère, vivait heureux. Non seulement il se trouvait matériellement sur la Terre du Sud, mais l’existence s’épanouissait pour lui comme un été. Aucun entourage hostile ne l’enveloppait plus. Le danger, le mal et la mort ne rôdaient plus dans l’ombre ; la menace deInconnu et sa terreur s’étaient évanouies. Seule, Collie n’avait pas pardonné le meurtre des poulets et décevait toutes les tentatives de Scott pour la réconcilier avec Croc-Blanc. Elle était une peste pour le coupable, s’attachait à ses pas comme un policeman. S’il s’arrêtait un instant, pour se divertir à regarder un pigeon ou une poule, elle fonçait sur lui aussitôt. Le meilleur moyen de la calmer qu’eût trouvé Croc-Blanc était de s’accroupir par terre, sa tête entre les pattes, et semblant dormir. Elle en était toute décontenancée et se taisait net.

Inconsciemment, Croc-Blanc oubliait la neige. Parfois seulement, durant les grosses chaleurs de l’été, lorsqu’il souffrait du soleil, il se remémorait, en un vague désir, la froidure de la Terre du Nord.

Le maître montait souvent à cheval et l’accompagner était pour Croc-Blanc un des principaux devoirs de sa vie. Sur la Terre du Nord, il avait prouvé sa fidélité à Castor-Gris en portant les harnais du traîneau ; ici, il n’y avait plus de traîneau à tirer, ni de fardeau à recevoir sur le dos. Suivre le cheval du maître était une façon de payer son tribut. La plus longue course ne le fatiguait pas et, après avoir couru durant cinquante milles, de son allure de loup, régulière et inlassable, il sautait encore joyeusement.

Au cours d’une de ces promenades, il arriva que le maître tentait d’apprendre à un pur sang, plein d’intelligence, comment ouvrir et fermer une barrière sans que le cavalier eût besoin de descendre à terre. À plusieurs reprises, Scott avait amené le cheval devant la barrière et s’était efforcé de lui faire accomplir le mouvement nécessaire. L’animal s’effrayait, reculait, se cabrait, de plus en plus énervé. Eperonné vigoureusement, il s’abattit sur ses genoux et, des pieds de derrière, se mit à ruer. Croc-Blanc, qui observait ce spectacle avec une anxiété croissante, n’y pouvant plus tenir, bondit à la tête du cheval et se mit soudain à aboyer. Cet aboi était le premier qu’il eût proféré de sa vie.

L’intervention fut désastreuse. Le cheval se releva, s’élança au galop à travers champs ; un lapin lui partit dans les jambes, lui faisant faire un brusque écart. Il tomba sur Scott, en lui cassant une jambe. Croc-Blanc sautait déjà à la gorge de la malheureuse bête, lorsque le maître l’arrêta de la voix.

Scott, étendu sur le sol, chercha dans ses poches un crayon et du papier, mais n’en trouva pas. Il se résolut à envoyer Croc-Blanc au logis, sans autre explication.

— À la maison ! dit-il. Allez à la maison !

Mais Croc-Blanc ne semblait pas vouloir le quitter. Il renouvela son ordre, plus impérativement. Croc-Blanc, qui savait ce que signifiait « À la maison ! », le regarda, en semblant réfléchir, s’éloigna, puis revint et poussa un gémissement plaintif. Scott lui parla gentiment, mais avec fermeté. Croc-Blanc coucha ses oreilles, écouta et parut s’efforcer de comprendre.

— Vous m’écoutez bien, vieux compagnon ! disait le maître. Allez, allez tout droit à la maison ! C’est bien ! Vous leur direz ce qui m’arrive. Allez, loup, allez, vous ! Droit à la maison !

Croc-Blanc, sans saisir le sens exact de toutes ces paroles, comprit que la volonté du maître était qu’il se rendît à la maison. Il fit volte-face et trotta au loin, à contre-cœur, en se retournant de temps à autre, pour regarder en arrière.

— Allez ! criait Scott. Allez !

La famille était réunie sur le perron, à prendre le frais, lorsque Croc-Blanc arriva, haletant et poussiéreux.

— Weedon est revenu, annonça la mère de Scott, en voyant l’animal.

Les enfants coururent vers Croc-Blanc et commencèrent à vouloir jouer avec lui. Il les évita et, comme ils l’avaient acculé dans un coin, entre un rocking-chair et un banc, il gronda sauvagement, en essayant de se dégager. La femme de Scott eut un frémissement.

— Je tremble toujours, dit-elle, qu’il ne se jette sur eux, quelque jour, sans crier gare.

— Un loup est un loup ! prononça sentencieusement le juge Scott. Il est prudent de ne pas s’y fier. Sans doute y a-t-il en lui quelques gouttes de sang de chien…

Il n’avait pas achevé sa phrase qu’il aperçut devant lui Croc-Blanc, qui grondait, avec une mine singulière.

— Allez-vous-en, Sir ! Allez coucher ! ordonna le juge.

Croc-Blanc se retourna vers la femme du maître et saisit avec ses dents le bas de sa robe, tirant sur la fragile étoffe jusqu’à ce qu’il l’eût déchirée. Alice poussa un cri de frayeur.

— J’espère qu’il n’est pas devenu enragé, dit la mère de Scott. J’ai toujours répété à mon fils que notre chaud climat ne valait rien pour un animal venu de l’Arctique.

Croc-Blanc maintenant s’était tu et ne grondait plus. Il demeurait immobile, la tête levée, et regardant en face la famille qui le fixait. Des spasmes muets lui secouaient la gorge, et tout son corps se convulsait comme s’il eût tenté d’exprimer l’inexprimable.

— On croirait, dit Beth, qu’il essaie de parler !

à ce moment, la parole vint à Croc-Blanc, sous la forme d’un aboiement éclatant. Ce fut le second et le dernier de sa vie. Mais il s’était fait comprendre.

— Quelque accident est arrivé à Scott ! dit Alice, avec décision.

Et tout le monde accompagna Croc-Blanc, qui déjà descendait les marches du perron en regardant si on le suivait.

Après cet événement, l’hôte de Sierra-Vista trouva au foyer une place meilleure. Même le groom, dont Croc-Blanc avait lacéré les bras, admettait que c’était là le plus sage des chiens, ne fût-il qu’un loup. Le juge Scott abondait dans ce sens et soutenait son opinion, à grand renfort de preuves, qu’il puisait dans son encyclopédie et dans divers livres d’histoire naturelle.

Le second hiver que Croc-Blanc allait passer sur la Terre du Sud approchait et les jours commençaient à décroître. Et voilà qu’il fit une étrange découverte. Les dents de Collie n’étaient plus si dures. Elle ne mordait plus qu’en se jouant, gentiment et sans faire mal. Il oublia toutes les misères qu’il lui avait dues et, quand elle venait minauder autour de lui, il lui répondait avec gravité, aimable, solennel et ridicule.

Elle l’entraîna, un jour, dans une longue course, à travers prés et bois. Le maître, guéri, devait cette après-midi, monter à cheval. Croc-Blanc ne l’ignorait pas. Le cheval attendait, tout sellé, à la porte de la maison, Croc-Blanc hésita tout d’abord. Mais un sentiment plus profond que la loi des dieux qu’il avait apprise, plus impérieux que sa propre volonté, le dominait. Et, lorsqu’il vit Collie qui le mordillait et folâtrait devant lui, la balance pencha vers elle. Il tourna le dos et la suivit. Le maître se promena seul, ce jour-là, cependant que, dans les bois, Croc-Blanc courait côte à côte avec Collie, comme sa mère Kiche et le vieil Un-Œil avaient jadis couru de compagnie, dans les forêts silencieuses de la Terre du Nord.

XXIV . L'appel de l'espèce

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Les mois passèrent. La nourriture, à Sierra Vista, était abondante, et le travail était nul. Croc-Blanc, gras et prospère, vivait heureux. Non seulement il se trouvait matériellement sur la Terre du Sud, mais l’existence s’épanouissait pour lui comme un été. Aucun entourage hostile ne l’enveloppait plus. Le danger, le mal et la mort ne rôdaient plus dans l’ombre ; la menace deInconnu et sa terreur s’étaient évanouies. Seule, Collie n’avait pas pardonné le meurtre des poulets et décevait toutes les tentatives de Scott pour la réconcilier avec Croc-Blanc. Elle était une peste pour le coupable, s’attachait à ses pas comme un policeman. S’il s’arrêtait un instant, pour se divertir à regarder un pigeon ou une poule, elle fonçait sur lui aussitôt. Le meilleur moyen de la calmer qu’eût trouvé Croc-Blanc était de s’accroupir par terre, sa tête entre les pattes, et semblant dormir. Elle en était toute décontenancée et se taisait net.

Inconsciemment, Croc-Blanc oubliait la neige. Parfois seulement, durant les grosses chaleurs de l’été, lorsqu’il souffrait du soleil, il se remémorait, en un vague désir, la froidure de la Terre du Nord.

Le maître montait souvent à cheval et l’accompagner était pour Croc-Blanc un des principaux devoirs de sa vie. Sur la Terre du Nord, il avait prouvé sa fidélité à Castor-Gris en portant les harnais du traîneau ; ici, il n’y avait plus de traîneau à tirer, ni de fardeau à recevoir sur le dos. Suivre le cheval du maître était une façon de payer son tribut. La plus longue course ne le fatiguait pas et, après avoir couru durant cinquante milles, de son allure de loup, régulière et inlassable, il sautait encore joyeusement.

Au cours d’une de ces promenades, il arriva que le maître tentait d’apprendre à un pur sang, plein d’intelligence, comment ouvrir et fermer une barrière sans que le cavalier eût besoin de descendre à terre. À plusieurs reprises, Scott avait amené le cheval devant la barrière et s’était efforcé de lui faire accomplir le mouvement nécessaire. L’animal s’effrayait, reculait, se cabrait, de plus en plus énervé. Eperonné vigoureusement, il s’abattit sur ses genoux et, des pieds de derrière, se mit à ruer. Croc-Blanc, qui observait ce spectacle avec une anxiété croissante, n’y pouvant plus tenir, bondit à la tête du cheval et se mit soudain à aboyer. Cet aboi était le premier qu’il eût proféré de sa vie.

L’intervention fut désastreuse. Le cheval se releva, s’élança au galop à travers champs ; un lapin lui partit dans les jambes, lui faisant faire un brusque écart. Il tomba sur Scott, en lui cassant une jambe. Croc-Blanc sautait déjà à la gorge de la malheureuse bête, lorsque le maître l’arrêta de la voix.

Scott, étendu sur le sol, chercha dans ses poches un crayon et du papier, mais n’en trouva pas. Il se résolut à envoyer Croc-Blanc au logis, sans autre explication.

— À la maison ! dit-il. Allez à la maison !

Mais Croc-Blanc ne semblait pas vouloir le quitter. Il renouvela son ordre, plus impérativement. Croc-Blanc, qui savait ce que signifiait « À la maison ! », le regarda, en semblant réfléchir, s’éloigna, puis revint et poussa un gémissement plaintif. Scott lui parla gentiment, mais avec fermeté. Croc-Blanc coucha ses oreilles, écouta et parut s’efforcer de comprendre.

— Vous m’écoutez bien, vieux compagnon ! disait le maître. Allez, allez tout droit à la maison ! C’est bien ! Vous leur direz ce qui m’arrive. Allez, loup, allez, vous ! Droit à la maison !

Croc-Blanc, sans saisir le sens exact de toutes ces paroles, comprit que la volonté du maître était qu’il se rendît à la maison. Il fit volte-face et trotta au loin, à contre-cœur, en se retournant de temps à autre, pour regarder en arrière.

— Allez ! criait Scott. Allez !

La famille était réunie sur le perron, à prendre le frais, lorsque Croc-Blanc arriva, haletant et poussiéreux.

— Weedon est revenu, annonça la mère de Scott, en voyant l’animal.

Les enfants coururent vers Croc-Blanc et commencèrent à vouloir jouer avec lui. Il les évita et, comme ils l’avaient acculé dans un coin, entre un rocking-chair et un banc, il gronda sauvagement, en essayant de se dégager. La femme de Scott eut un frémissement.

— Je tremble toujours, dit-elle, qu’il ne se jette sur eux, quelque jour, sans crier gare.

— Un loup est un loup ! prononça sentencieusement le juge Scott. Il est prudent de ne pas s’y fier. Sans doute y a-t-il en lui quelques gouttes de sang de chien…

Il n’avait pas achevé sa phrase qu’il aperçut devant lui Croc-Blanc, qui grondait, avec une mine singulière.

— Allez-vous-en, Sir ! Allez coucher ! ordonna le juge.

Croc-Blanc se retourna vers la femme du maître et saisit avec ses dents le bas de sa robe, tirant sur la fragile étoffe jusqu’à ce qu’il l’eût déchirée. Alice poussa un cri de frayeur.

— J’espère qu’il n’est pas devenu enragé, dit la mère de Scott. J’ai toujours répété à mon fils que notre chaud climat ne valait rien pour un animal venu de l’Arctique.

Croc-Blanc maintenant s’était tu et ne grondait plus. Il demeurait immobile, la tête levée, et regardant en face la famille qui le fixait. Des spasmes muets lui secouaient la gorge, et tout son corps se convulsait comme s’il eût tenté d’exprimer l’inexprimable.

— On croirait, dit Beth, qu’il essaie de parler !

à ce moment, la parole vint à Croc-Blanc, sous la forme d’un aboiement éclatant. Ce fut le second et le dernier de sa vie. Mais il s’était fait comprendre.

— Quelque accident est arrivé à Scott ! dit Alice, avec décision.

Et tout le monde accompagna Croc-Blanc, qui déjà descendait les marches du perron en regardant si on le suivait.

Après cet événement, l’hôte de Sierra-Vista trouva au foyer une place meilleure. Même le groom, dont Croc-Blanc avait lacéré les bras, admettait que c’était là le plus sage des chiens, ne fût-il qu’un loup. Le juge Scott abondait dans ce sens et soutenait son opinion, à grand renfort de preuves, qu’il puisait dans son encyclopédie et dans divers livres d’histoire naturelle.

Le second hiver que Croc-Blanc allait passer sur la Terre du Sud approchait et les jours commençaient à décroître. Et voilà qu’il fit une étrange découverte. Les dents de Collie n’étaient plus si dures. Elle ne mordait plus qu’en se jouant, gentiment et sans faire mal. Il oublia toutes les misères qu’il lui avait dues et, quand elle venait minauder autour de lui, il lui répondait avec gravité, aimable, solennel et ridicule.

Elle l’entraîna, un jour, dans une longue course, à travers prés et bois. Le maître, guéri, devait cette après-midi, monter à cheval. Croc-Blanc ne l’ignorait pas. Le cheval attendait, tout sellé, à la porte de la maison, Croc-Blanc hésita tout d’abord. Mais un sentiment plus profond que la loi des dieux qu’il avait apprise, plus impérieux que sa propre volonté, le dominait. Et, lorsqu’il vit Collie qui le mordillait et folâtrait devant lui, la balance pencha vers elle. Il tourna le dos et la suivit. Le maître se promena seul, ce jour-là, cependant que, dans les bois, Croc-Blanc courait côte à côte avec Collie, comme sa mère Kiche et le vieil Un-Œil avaient jadis couru de compagnie, dans les forêts silencieuses de la Terre du Nord.



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