Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis que Croc-Blanc avait été libéré. La main qui lui avait rendu sa liberté était maintenant enveloppée d’un bandage, cachée par un pansement et soutenue par une écharpe, afin d’arrêter le sang.

Comme Scott s’approchait de lui, il fit entendre son grondement, qui signifiait qu’il ne voulait pas se soumettre au châtiment mérité. Car cette idée ne l’avait pas abandonné depuis la veille. Déjà, dans le passé, il avait subi des châtiments retardés. Or, il avait commis un sacrilège qualifié, en enfonçant ses dents dans la chair sacrée d’un dieu, d’un dieu à peau blanche, supérieur aux autres ! Il était dans l’ordre des choses et dans la coutume des dieux que cet acte fût terriblement payé.

Le dieu, s’étant avancé, s’assit à quelques pas de lui. Rien de dangereux en cela. Quand le dieux punissent, ils sont toujours debout. D’ailleurs, le dieu n’avait ni gourdin, ni fouet, ni arme à feu. Lui-même, en outre, était libre. Point de chaîne, ni de bâton, pour le retenir. Il lui était loisible de, s’échapper et de se mettre en sûreté, s’il y avait lieu.

Le dieu était resté tranquille et n’ayant esquissé aucun mouvement, le grondement commencé reflua dans la gorge de Croc-Blanc et expira. Alors le dieu parla. Le poil se dressa sur le cou de Croc-Blanc, et le grondement se précipita en avant. Mais le dieu continua à ne faire aucun geste hostile et à parler paisiblement. Il parlait sans arrêt, avec douceur et sans hâte. Jamais nul n’avait parlé ainsi à Croc-Blanc, avec autant de charme dans la voix, et il sentit quelque chose, il ne savait quoi, remuer en lui. En dépit des préventions de son instinct, une certaine confiance le poussa vers ce dieu ; il lui sembla qu’il était en sécurité en sa compagnie.

Au bout d’un long moment, le dieu se leva et entra dans la cabane. Lorsqu’il en sortit, Croc-Blanc l’examina minutieusement et la crainte lui revint. Mais le dieu n’avait encore ni arme, ni gourdin ; il ne cachait rien derrière son dos, de sa main blessée, et, dans son autre main, il tenait un petit morceau de viande.

Le dieu était revenu s’asseoir à la même place que tout à l’heure. Croc-Blanc dressa ses oreilles et regarda avec soupçon, alternativement, le dieu et la viande, prêt à bondir au loin, à la moindre alerte. Mais le châtiment était retardé. Le dieu se contentait de lui tendre, proche du museau, le morceau de viande, qui ne semblait dissimuler rien de dangereux. Les dieux, cependant, ont tous les pouvoirs et une trahison, savamment machinée, pouvait se cacher derrière cette viande, inoffensive en apparence. Malgré les gestes aimables avec lesquels elle lui était offerte, il était plus sage de n’y pas toucher. L’expérience du passé avait prouvé, surtout avec les femmes des Indiens, que viande et châtiment se mêlaient souvent, d’une façon déplorable.

Le dieu finit par jeter la viande dans la neige, aux pieds de Croc-Blanc, qui la flaira avec attention, sans la regarder. Les, yeux étaient toujours pour le dieu. Rien n’arriva encore. Le dieu lui offrit un second morceau. Il refusa à nouveau de le prendre et, de nouveau, le dieu le lui jeta. Ceci fut répété un grand nombre de fois. Mais un moment arriva où le dieu refusa de jeter le morceau. Il le garda dans sa main et, fermement, le lui présenta.

La viande était bonne, et Croc-Blanc avait faim. Pas à pas, avec d’infinies précautions, il s’approcha. Puis il se décida. Sans quitter le dieu du regard, les oreilles couchées, le poil involontairement dressé en crête sur son cou, un sourd grondement roulant dans son gosier, afin d’avertir qu’il se tenait sur ses gardes et ne prétendait pas être joué, il allongea la tête et prit le morceau, le mangea. Rien n’arriva. Morceau par morceau, il mangea toute la viande et, toujours, rien n’arrivait. Le châtiment était encore différé.

Croc-Blanc lécha ses babines et attendit. Le dieu s’avança et parla à nouveau, avec bonté. Puis il étendit la main. La voix inspirait la confiance, mais la main inspirait la crainte. Croc-Blanc se sentait tiraillé violemment par deux impulsions opposées. Il se décida pour un compromis, grondant et couchant ses oreilles, mais ne mordant pas. La main continua à descendre, jusqu’à toucher l’extrémité de ses poils, tout hérissés. Il recula et elle le suivit, pressant davantage contre lui. Il frissonnait et voulait se soumettre, mais il ne pouvait oublier en un jour tout ce que les dieux lui avaient fait souffrir. Puis la main s’éleva et redescendit alternativement, en une caresse. Il suivit ses mouvements, en se taisant et en grondant tour à tour, car les véritables intentions du dieu n’apparaissaient pas nettement encore. La caresse se fit plus douce ; elle frotta la base des oreilles et le plaisir éprouvé s’en accrut.

À ce moment, Matt sortit de la cabane, tenant une casserole d’eau grasse qu’il venait vider au-dehors.

— J’en suis abasourdi ! s’écria-t-il en apercevant Scott.

Et comme celui-ci continuait à caresser Croc-Blanc :

— Vous êtes peut-être un ingénieur très expert. Mais vous avez manqué votre vocation, qui était, encore petit garçon, de vous engager dans un cirque, comme dompteur de bêtes !

En entendant Matt, Croc-Blanc s’était aussitôt reculé. Il grondait vers lui, mais non plus vers Scott, qui le rejoignit, remit sa main sur la tête de l’animal et le caressa comme avant.

C’était le commencement de la fin, de la fin, pour Croc-Blanc, de son ancienne vie et du règne de la haine. Une autre existence, immensément belle, était pour lui à son aurore. Il faudrait sans doute, de la part de Weedon Scott, beaucoup de soins et de patience pour la réaliser. Car Croc-Blanc n’était plus le louveteau, issu du Wild farouche, qui s’était donné Castor-Gris pour seigneur, et dont l’argile était prête à prendre la forme qu’on lui destinerait. Il avait été formé et durci dans la haine ; il était devenu un être de fer, de prudence et de ruse. Il lui fallait maintenant refluer tout entier, sous la pression d’une puissance nouvelle qui était l’Amour. Weedon Scott s’était donné pour tâche de réhabiliter Croc-Blanc, ou plutôt de réhabiliter l’humanité du tort qu’elle lui avait fait. C’était pour Scott une affaire de conscience. La dette de l’homme envers l’animal devait être payée.

Tout d’abord Croc-Blanc ne vit en son nouveau dieu qu’un dieu préférable à Beauty-Smith. C’est pourquoi, une fois détaché, il resta. Et, pour prouver sa fidélité, il se fit de lui-même un gardien du bien de son maître. Tandis que les chiens du traîneau dormaient, il veillait et rôdait autour de la maison. Le premier visiteur nocturne qui se présenta pour voir Scott dut livrer combat à Croc-Blanc, avec un gourdin, jusqu’à ce que Scott vînt le secourir. Bientôt Croc-Blanc apprit à juger les gens. L’homme qui venait droit et ferme vers la porte de la maison, on pouvait le laisser passer tout en le surveillant jusqu’au moment où, la porte s’étant ouverte, il avait reçu le salut du maître. Mais l’homme qui se présentait sans faire de bruit, avec une démarche oblique et hésitante, regardant avec précaution et semblant chercher le secret, celui-là ne valait rien. Il n’avait qu’une chose à faire, s’enfuir en vitesse et sans demander son reste.

Scott continuait, chaque jour, à choyer et à caresser Croc-Blanc, qui prit goût, de plus en plus, à ses caresses. Quand la main le touchait, il grondait toujours, mais c’était l’unique son que put émettre son gosier, la seule note que sa gorge eût appris à proférer. Il eût voulu l’adoucir, mais il n’y parvenait pas. Et pourtant, dans ce grondement, l’oreille attentive de Scott arrivait à discerner comme un ronron. Lorsque son dieu était près de lui, Croc-Blanc ressentait une joie ardente ; si le dieu s’éloignait, l’inquiétude lui revenait, un vide s’ouvrait en lui et l’oppressait comme un néant. Dans le passé, il avait eu pour but unique son propre bien-être et l’absence de toute peine. Il en allait, maintenant, différemment. Dès le lever du jour, au lieu de rester couché dans le coin bien chaud et bien abrité, où il avait passé la nuit, il s’en venait attendre, sur le seuil glacé de la cabane, durant des heures entières, le bonheur de voir la face de son dieu, d’être amicalement touché par ses doigts et de recevoir une affectueuse parole. Sa propre incommodité ne comptait plus. La viande, la viande même, passait au second plan, et il abandonnait son repas commencé, afin d’accompagner son maître, s’il le voyait partir pour la ville.

C’était un vrai dieu, un dieu d’amour, qu’il avait rencontré et il s’épanouissait à ses chauds rayons. Adoration silencieuse et sans expansion extérieure. Car il avait été trop longtemps malheureux et sans joie, pour savoir exprimer sa joie ; trop longtemps il avait vécu replié sur lui-même, pour pouvoir s’épandre. Parfois, quand son dieu le regardait et lui parlait, une sorte d’angoisse semblait Semblait l’étreindre, de ne pouvoir physiquement exprimer son amour et tout ce qu’il sentait.

Il ne tarda pas à comprendre qu’il devait laisser en repos les chiens de son maître. Après leur avoir fait reconnaître sa maîtrise sur eux et sa supériorité d’ancien chef de file, il ne les troubla plus. Mais ils devaient s’effacer devant lui, quand il passait, et lui obéir en tout ce qu’il exigeait. Pareillement, il tolérait Matt, comme étant une propriété de son maître. C’était Matt qui, le plus souvent, lui donnait sa nourriture ; mais CrocBlanc devinait que cette nourriture lui venait de son maître. Ce fut Matt aussi qui tenta le premier de lui mettre des harnais et de l’atteler au traîneau, en compagnie des autres chiens. Matt n’y réussit pas. Il ne se soumit qu’après l’intervention personnelle de Scott. Ensuite il accepta, par l’intermédiaire de Matt, la loi du travail, qui était la volonté de son maître. Il ne fut satisfait, toutefois, qu’après avoir repris, en dépit de Matt qui ignorait ses capacités, son ancien rôle de chef de file.

— S’il m’est permis, dit Matt un jour, d’expectorer ce qui est en moi, je mets en fait, Mister Spott, que vous fûtes bien inspiré en payant pour ce chien le prix que vous en avez donné. Vous avez proprement roulé Beauty-Smith, abstraction faite des coups de poing dont vous l’avez gratifié.

Pour toute réponse, Weedon Scott fit briller dans ses yeux gris un éclair de l’ancienne colère et murmura, à part lui : « La brute ! »

Au printemps suivant, Croc-Blanc eut une grande émotion. Le maître d’amour disparut. Divers emballages et paquetages avaient précédé son départ. Mais Croc-Blanc ignorait ce que signifiaient ces choses et ne s’en rendit compte que par la suite.

Cette nuit-là, vainement, sur le seuil de la cabane, il attendit le retour du maître. À minuit, le vent glacial qui soufflait le contraignit à chercher en arrière un abri ; il sommeilla quelque peu. Mais, vers deux heures du matin, son anxiété le reprit. Il revint s’étendre sur le seuil glacé, les oreilles tendues, à l’écoute du pas familier. Le matin, la porte s’ouvrit et Matt sortit. Il le regarda pensivement.

Matt n’avait aucun moyen d’expliquer à l’animal ce que celui-ci désirait connaître. Les jours s’écoulaient et le maître ne revenait pas. Croc-Blanc, qui jusque-là n’avait jamais eu de maladie, tomba malade, tellement malade que Matt dut le traîner à l’intérieur de la cabane. Puis, dans la prochaine lettre qu’il écrivit à Scott, il ajouta un post-scriptum à ce sujet.

Weedon Scott se trouvait à Circle City[1] lorsqu’il lut : « Ce damné loup ne veut plus travailler ; il ne prétend pas manger. Je ne sais que faire de lui. Il voudrait connaître ce que vous êtes devenu et je ne sais comment le lui dire. Je crois qu’il est en train de mourir.

Les renseignements étaient exacts. Croc-Blanc, s’il lui arrivait de sortir, se laissait rosser, à tour de rôle, par tous les chiens de l’attelage. Dans la cabane, il gisait sur le plancher, près du poêle, sans accepter de nourriture. Que Matt lui parlât gentiment ou jurât après lui, c’était tout un. Il se contentait de tourner vers l’homme ses tristes yeux, puis laissait retomber sa tête sur ses pattes de devant et ne bougeait plus.

Alors une nuit vint où Matt, qui lisait à mi-voix, en faisant remuer ses lèvres, tressaillit. Croc-Blanc avait sourdement gémi, puis s’était dressé, les oreilles levées vers la porte, et écoutait intensément. Un moment après, un bruit de pas se fit entendre et, la porte s’étant ouverte, Weedon Scott entra. Les deux hommes se serrèrent la main. Puis Scott regarda autour de lui.

— Où est le loup ? demanda-t-il.

Il découvrit Croc-Blanc, qui s’était à nouveau étendu près du poêle et qui n’avait pas bondi vers lui, comme eût fait un chien ordinaire.

— Sainte fumée ! s’exclama Matt, regardez s’il remue la queue. Ça n’arrête pas.

Weedon Scott appela Croc-Blanc, qui vint aussitôt, sans exubérance. Mais une incommensurable immensité emplissait ses yeux, comme une lumière. Scott s’accroupit sur ses talons, bien en face de lui, et commença à lui caresser savamment la base des oreilles, le cou, les épaules, toute l’épine dorsale. Croc-Blanc reprit son grondement doux ; puis, portant subitement sa tête en avant, il alla l’enfouir entre le bras et les côtes de son maître, cachant, son bonheur et se dodelinant.

Avec le retour du maître aimé, Croc-Blanc se rétablit rapidement. Il ne sortit pas de la cabane durant deux nuits et un jour. Quand il reparut dehors, les autres chiens, qui avaient oublié sa force naturelle, ne se souvenant que de sa faiblesse dernière, se jetèrent sur lui. Leur déroute ne se fit pas attendre. Ils s’enfuirent en hurlant et ne revinrent que le soir, un à un, humbles et rampants, pour témoigner de leur soumission.

Assez longtemps après, Scott et Matt étaient, une nuit, assis l’un en face de l’autre, s’adonnait à une partie de cartes, préliminaire habituel du coucher. Ils entendirent au dehors un grand cri et des grondements sauvages.

— Le loup, dit Matt, est après quelqu’un !

Les durant deux hommes prirent la lampe et s’élancèrent. Ils trouvèrent un autre homme étendu sur le dos, dans la neige. Ses bras étaient repliés l’un sur l’autre, et il s’en servait pour protéger sa face et sa gorge. Le besoin s’en faisait sentir, car Croc-Blanc était dans une rage folle, combattant méchamment et poussant son attaque aux endroits les plus vulnérables. De l’épaule au poignet, les manches étaient lacérées et la chemise de flanelle bleue n’était plus qu’un haillon. Les bras eux-mêmes étaient horriblement déchirés et le sang en coulait à flots.

Weedon Scott saisit Croc-Blanc par le cou et l’entraîna, se débattant comme un diable. Pendant ce temps, Matt aidait l’homme à se relever. Celui-ci, en abaissant ses bras, découvrit la bestiale figure de Beauty-Smith. Matt recula, comme s’il avait touché un charbon ardent. Beauty-Smith clignota des yeux à la lumière de la lampe, regarda autour de lui et, en apercevant Croc-Blanc Scott tentait d’apaiser, donna de nouveaux signes de terreur.

Matt, au même moment, remarqua deux objets tombés dans la neige. Il les examina et reconnut une chaîne d’acier et un fort gourdin. Il les montra à Weedon Scott qui secoua la tête, sans rien dire. Puis il posa sa main sur l’épaule de Beauty-Smith, tout tremblant, et le fit pirouetter sur lui même.

Pas un mot ne fut échangé.

Quand le dieu de haine fut parti, le dieu d’amour caressa Croc-Blanc et lui parla.

— On a essayé de vous voler, hein ? Et vous n’avez pas voulu. Bien, bien ; il s’était trompé, n’est-ce pas ?

— Il a dû croire, à l’accueil qu’il a reçu, qu’une légion de démons l’assaillait ! ricana Matt.

Croc-Blanc, encore agité et le poil hérissé, grondait toujours. Puis, lentement, ses poils retombèrent et un doux ronron se mit à ronfler dans sa gorge.

XX . Le maitre de l'amour

public/uploads/575869657401522361image15.png

Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis que Croc-Blanc avait été libéré. La main qui lui avait rendu sa liberté était maintenant enveloppée d’un bandage, cachée par un pansement et soutenue par une écharpe, afin d’arrêter le sang.

Comme Scott s’approchait de lui, il fit entendre son grondement, qui signifiait qu’il ne voulait pas se soumettre au châtiment mérité. Car cette idée ne l’avait pas abandonné depuis la veille. Déjà, dans le passé, il avait subi des châtiments retardés. Or, il avait commis un sacrilège qualifié, en enfonçant ses dents dans la chair sacrée d’un dieu, d’un dieu à peau blanche, supérieur aux autres ! Il était dans l’ordre des choses et dans la coutume des dieux que cet acte fût terriblement payé.

Le dieu, s’étant avancé, s’assit à quelques pas de lui. Rien de dangereux en cela. Quand le dieux punissent, ils sont toujours debout. D’ailleurs, le dieu n’avait ni gourdin, ni fouet, ni arme à feu. Lui-même, en outre, était libre. Point de chaîne, ni de bâton, pour le retenir. Il lui était loisible de, s’échapper et de se mettre en sûreté, s’il y avait lieu.

Le dieu était resté tranquille et n’ayant esquissé aucun mouvement, le grondement commencé reflua dans la gorge de Croc-Blanc et expira. Alors le dieu parla. Le poil se dressa sur le cou de Croc-Blanc, et le grondement se précipita en avant. Mais le dieu continua à ne faire aucun geste hostile et à parler paisiblement. Il parlait sans arrêt, avec douceur et sans hâte. Jamais nul n’avait parlé ainsi à Croc-Blanc, avec autant de charme dans la voix, et il sentit quelque chose, il ne savait quoi, remuer en lui. En dépit des préventions de son instinct, une certaine confiance le poussa vers ce dieu ; il lui sembla qu’il était en sécurité en sa compagnie.

Au bout d’un long moment, le dieu se leva et entra dans la cabane. Lorsqu’il en sortit, Croc-Blanc l’examina minutieusement et la crainte lui revint. Mais le dieu n’avait encore ni arme, ni gourdin ; il ne cachait rien derrière son dos, de sa main blessée, et, dans son autre main, il tenait un petit morceau de viande.

Le dieu était revenu s’asseoir à la même place que tout à l’heure. Croc-Blanc dressa ses oreilles et regarda avec soupçon, alternativement, le dieu et la viande, prêt à bondir au loin, à la moindre alerte. Mais le châtiment était retardé. Le dieu se contentait de lui tendre, proche du museau, le morceau de viande, qui ne semblait dissimuler rien de dangereux. Les dieux, cependant, ont tous les pouvoirs et une trahison, savamment machinée, pouvait se cacher derrière cette viande, inoffensive en apparence. Malgré les gestes aimables avec lesquels elle lui était offerte, il était plus sage de n’y pas toucher. L’expérience du passé avait prouvé, surtout avec les femmes des Indiens, que viande et châtiment se mêlaient souvent, d’une façon déplorable.

Le dieu finit par jeter la viande dans la neige, aux pieds de Croc-Blanc, qui la flaira avec attention, sans la regarder. Les, yeux étaient toujours pour le dieu. Rien n’arriva encore. Le dieu lui offrit un second morceau. Il refusa à nouveau de le prendre et, de nouveau, le dieu le lui jeta. Ceci fut répété un grand nombre de fois. Mais un moment arriva où le dieu refusa de jeter le morceau. Il le garda dans sa main et, fermement, le lui présenta.

La viande était bonne, et Croc-Blanc avait faim. Pas à pas, avec d’infinies précautions, il s’approcha. Puis il se décida. Sans quitter le dieu du regard, les oreilles couchées, le poil involontairement dressé en crête sur son cou, un sourd grondement roulant dans son gosier, afin d’avertir qu’il se tenait sur ses gardes et ne prétendait pas être joué, il allongea la tête et prit le morceau, le mangea. Rien n’arriva. Morceau par morceau, il mangea toute la viande et, toujours, rien n’arrivait. Le châtiment était encore différé.

Croc-Blanc lécha ses babines et attendit. Le dieu s’avança et parla à nouveau, avec bonté. Puis il étendit la main. La voix inspirait la confiance, mais la main inspirait la crainte. Croc-Blanc se sentait tiraillé violemment par deux impulsions opposées. Il se décida pour un compromis, grondant et couchant ses oreilles, mais ne mordant pas. La main continua à descendre, jusqu’à toucher l’extrémité de ses poils, tout hérissés. Il recula et elle le suivit, pressant davantage contre lui. Il frissonnait et voulait se soumettre, mais il ne pouvait oublier en un jour tout ce que les dieux lui avaient fait souffrir. Puis la main s’éleva et redescendit alternativement, en une caresse. Il suivit ses mouvements, en se taisant et en grondant tour à tour, car les véritables intentions du dieu n’apparaissaient pas nettement encore. La caresse se fit plus douce ; elle frotta la base des oreilles et le plaisir éprouvé s’en accrut.

À ce moment, Matt sortit de la cabane, tenant une casserole d’eau grasse qu’il venait vider au-dehors.

— J’en suis abasourdi ! s’écria-t-il en apercevant Scott.

Et comme celui-ci continuait à caresser Croc-Blanc :

— Vous êtes peut-être un ingénieur très expert. Mais vous avez manqué votre vocation, qui était, encore petit garçon, de vous engager dans un cirque, comme dompteur de bêtes !

En entendant Matt, Croc-Blanc s’était aussitôt reculé. Il grondait vers lui, mais non plus vers Scott, qui le rejoignit, remit sa main sur la tête de l’animal et le caressa comme avant.

C’était le commencement de la fin, de la fin, pour Croc-Blanc, de son ancienne vie et du règne de la haine. Une autre existence, immensément belle, était pour lui à son aurore. Il faudrait sans doute, de la part de Weedon Scott, beaucoup de soins et de patience pour la réaliser. Car Croc-Blanc n’était plus le louveteau, issu du Wild farouche, qui s’était donné Castor-Gris pour seigneur, et dont l’argile était prête à prendre la forme qu’on lui destinerait. Il avait été formé et durci dans la haine ; il était devenu un être de fer, de prudence et de ruse. Il lui fallait maintenant refluer tout entier, sous la pression d’une puissance nouvelle qui était l’Amour. Weedon Scott s’était donné pour tâche de réhabiliter Croc-Blanc, ou plutôt de réhabiliter l’humanité du tort qu’elle lui avait fait. C’était pour Scott une affaire de conscience. La dette de l’homme envers l’animal devait être payée.

Tout d’abord Croc-Blanc ne vit en son nouveau dieu qu’un dieu préférable à Beauty-Smith. C’est pourquoi, une fois détaché, il resta. Et, pour prouver sa fidélité, il se fit de lui-même un gardien du bien de son maître. Tandis que les chiens du traîneau dormaient, il veillait et rôdait autour de la maison. Le premier visiteur nocturne qui se présenta pour voir Scott dut livrer combat à Croc-Blanc, avec un gourdin, jusqu’à ce que Scott vînt le secourir. Bientôt Croc-Blanc apprit à juger les gens. L’homme qui venait droit et ferme vers la porte de la maison, on pouvait le laisser passer tout en le surveillant jusqu’au moment où, la porte s’étant ouverte, il avait reçu le salut du maître. Mais l’homme qui se présentait sans faire de bruit, avec une démarche oblique et hésitante, regardant avec précaution et semblant chercher le secret, celui-là ne valait rien. Il n’avait qu’une chose à faire, s’enfuir en vitesse et sans demander son reste.

Scott continuait, chaque jour, à choyer et à caresser Croc-Blanc, qui prit goût, de plus en plus, à ses caresses. Quand la main le touchait, il grondait toujours, mais c’était l’unique son que put émettre son gosier, la seule note que sa gorge eût appris à proférer. Il eût voulu l’adoucir, mais il n’y parvenait pas. Et pourtant, dans ce grondement, l’oreille attentive de Scott arrivait à discerner comme un ronron. Lorsque son dieu était près de lui, Croc-Blanc ressentait une joie ardente ; si le dieu s’éloignait, l’inquiétude lui revenait, un vide s’ouvrait en lui et l’oppressait comme un néant. Dans le passé, il avait eu pour but unique son propre bien-être et l’absence de toute peine. Il en allait, maintenant, différemment. Dès le lever du jour, au lieu de rester couché dans le coin bien chaud et bien abrité, où il avait passé la nuit, il s’en venait attendre, sur le seuil glacé de la cabane, durant des heures entières, le bonheur de voir la face de son dieu, d’être amicalement touché par ses doigts et de recevoir une affectueuse parole. Sa propre incommodité ne comptait plus. La viande, la viande même, passait au second plan, et il abandonnait son repas commencé, afin d’accompagner son maître, s’il le voyait partir pour la ville.

C’était un vrai dieu, un dieu d’amour, qu’il avait rencontré et il s’épanouissait à ses chauds rayons. Adoration silencieuse et sans expansion extérieure. Car il avait été trop longtemps malheureux et sans joie, pour savoir exprimer sa joie ; trop longtemps il avait vécu replié sur lui-même, pour pouvoir s’épandre. Parfois, quand son dieu le regardait et lui parlait, une sorte d’angoisse semblait Semblait l’étreindre, de ne pouvoir physiquement exprimer son amour et tout ce qu’il sentait.

Il ne tarda pas à comprendre qu’il devait laisser en repos les chiens de son maître. Après leur avoir fait reconnaître sa maîtrise sur eux et sa supériorité d’ancien chef de file, il ne les troubla plus. Mais ils devaient s’effacer devant lui, quand il passait, et lui obéir en tout ce qu’il exigeait. Pareillement, il tolérait Matt, comme étant une propriété de son maître. C’était Matt qui, le plus souvent, lui donnait sa nourriture ; mais CrocBlanc devinait que cette nourriture lui venait de son maître. Ce fut Matt aussi qui tenta le premier de lui mettre des harnais et de l’atteler au traîneau, en compagnie des autres chiens. Matt n’y réussit pas. Il ne se soumit qu’après l’intervention personnelle de Scott. Ensuite il accepta, par l’intermédiaire de Matt, la loi du travail, qui était la volonté de son maître. Il ne fut satisfait, toutefois, qu’après avoir repris, en dépit de Matt qui ignorait ses capacités, son ancien rôle de chef de file.

— S’il m’est permis, dit Matt un jour, d’expectorer ce qui est en moi, je mets en fait, Mister Spott, que vous fûtes bien inspiré en payant pour ce chien le prix que vous en avez donné. Vous avez proprement roulé Beauty-Smith, abstraction faite des coups de poing dont vous l’avez gratifié.

Pour toute réponse, Weedon Scott fit briller dans ses yeux gris un éclair de l’ancienne colère et murmura, à part lui : « La brute ! »

Au printemps suivant, Croc-Blanc eut une grande émotion. Le maître d’amour disparut. Divers emballages et paquetages avaient précédé son départ. Mais Croc-Blanc ignorait ce que signifiaient ces choses et ne s’en rendit compte que par la suite.

Cette nuit-là, vainement, sur le seuil de la cabane, il attendit le retour du maître. À minuit, le vent glacial qui soufflait le contraignit à chercher en arrière un abri ; il sommeilla quelque peu. Mais, vers deux heures du matin, son anxiété le reprit. Il revint s’étendre sur le seuil glacé, les oreilles tendues, à l’écoute du pas familier. Le matin, la porte s’ouvrit et Matt sortit. Il le regarda pensivement.

Matt n’avait aucun moyen d’expliquer à l’animal ce que celui-ci désirait connaître. Les jours s’écoulaient et le maître ne revenait pas. Croc-Blanc, qui jusque-là n’avait jamais eu de maladie, tomba malade, tellement malade que Matt dut le traîner à l’intérieur de la cabane. Puis, dans la prochaine lettre qu’il écrivit à Scott, il ajouta un post-scriptum à ce sujet.

Weedon Scott se trouvait à Circle City[1] lorsqu’il lut : « Ce damné loup ne veut plus travailler ; il ne prétend pas manger. Je ne sais que faire de lui. Il voudrait connaître ce que vous êtes devenu et je ne sais comment le lui dire. Je crois qu’il est en train de mourir.

Les renseignements étaient exacts. Croc-Blanc, s’il lui arrivait de sortir, se laissait rosser, à tour de rôle, par tous les chiens de l’attelage. Dans la cabane, il gisait sur le plancher, près du poêle, sans accepter de nourriture. Que Matt lui parlât gentiment ou jurât après lui, c’était tout un. Il se contentait de tourner vers l’homme ses tristes yeux, puis laissait retomber sa tête sur ses pattes de devant et ne bougeait plus.

Alors une nuit vint où Matt, qui lisait à mi-voix, en faisant remuer ses lèvres, tressaillit. Croc-Blanc avait sourdement gémi, puis s’était dressé, les oreilles levées vers la porte, et écoutait intensément. Un moment après, un bruit de pas se fit entendre et, la porte s’étant ouverte, Weedon Scott entra. Les deux hommes se serrèrent la main. Puis Scott regarda autour de lui.

— Où est le loup ? demanda-t-il.

Il découvrit Croc-Blanc, qui s’était à nouveau étendu près du poêle et qui n’avait pas bondi vers lui, comme eût fait un chien ordinaire.

— Sainte fumée ! s’exclama Matt, regardez s’il remue la queue. Ça n’arrête pas.

Weedon Scott appela Croc-Blanc, qui vint aussitôt, sans exubérance. Mais une incommensurable immensité emplissait ses yeux, comme une lumière. Scott s’accroupit sur ses talons, bien en face de lui, et commença à lui caresser savamment la base des oreilles, le cou, les épaules, toute l’épine dorsale. Croc-Blanc reprit son grondement doux ; puis, portant subitement sa tête en avant, il alla l’enfouir entre le bras et les côtes de son maître, cachant, son bonheur et se dodelinant.

Avec le retour du maître aimé, Croc-Blanc se rétablit rapidement. Il ne sortit pas de la cabane durant deux nuits et un jour. Quand il reparut dehors, les autres chiens, qui avaient oublié sa force naturelle, ne se souvenant que de sa faiblesse dernière, se jetèrent sur lui. Leur déroute ne se fit pas attendre. Ils s’enfuirent en hurlant et ne revinrent que le soir, un à un, humbles et rampants, pour témoigner de leur soumission.

Assez longtemps après, Scott et Matt étaient, une nuit, assis l’un en face de l’autre, s’adonnait à une partie de cartes, préliminaire habituel du coucher. Ils entendirent au dehors un grand cri et des grondements sauvages.

— Le loup, dit Matt, est après quelqu’un !

Les durant deux hommes prirent la lampe et s’élancèrent. Ils trouvèrent un autre homme étendu sur le dos, dans la neige. Ses bras étaient repliés l’un sur l’autre, et il s’en servait pour protéger sa face et sa gorge. Le besoin s’en faisait sentir, car Croc-Blanc était dans une rage folle, combattant méchamment et poussant son attaque aux endroits les plus vulnérables. De l’épaule au poignet, les manches étaient lacérées et la chemise de flanelle bleue n’était plus qu’un haillon. Les bras eux-mêmes étaient horriblement déchirés et le sang en coulait à flots.

Weedon Scott saisit Croc-Blanc par le cou et l’entraîna, se débattant comme un diable. Pendant ce temps, Matt aidait l’homme à se relever. Celui-ci, en abaissant ses bras, découvrit la bestiale figure de Beauty-Smith. Matt recula, comme s’il avait touché un charbon ardent. Beauty-Smith clignota des yeux à la lumière de la lampe, regarda autour de lui et, en apercevant Croc-Blanc Scott tentait d’apaiser, donna de nouveaux signes de terreur.

Matt, au même moment, remarqua deux objets tombés dans la neige. Il les examina et reconnut une chaîne d’acier et un fort gourdin. Il les montra à Weedon Scott qui secoua la tête, sans rien dire. Puis il posa sa main sur l’épaule de Beauty-Smith, tout tremblant, et le fit pirouetter sur lui même.

Pas un mot ne fut échangé.

Quand le dieu de haine fut parti, le dieu d’amour caressa Croc-Blanc et lui parla.

— On a essayé de vous voler, hein ? Et vous n’avez pas voulu. Bien, bien ; il s’était trompé, n’est-ce pas ?

— Il a dû croire, à l’accueil qu’il a reçu, qu’une légion de démons l’assaillait ! ricana Matt.

Croc-Blanc, encore agité et le poil hérissé, grondait toujours. Puis, lentement, ses poils retombèrent et un doux ronron se mit à ronfler dans sa gorge.



Envoyer un Commentaire