À la fin de décembre, Castor-Gris entreprit un voyage sur la glace du fleuve Mackenzie, accompagné de Mit-Sah et de Kloo-Kooch. Il prit la conduite, pour lui-même et pour sa femme, d’un premier traîneau, tiré par les gros chiens. Un second traîneau, plus petit, fut confié à Mit-Sah, et les jeunes chiens y furent attelés. Ce traîneau était un jouet plutôt qu’autre chose, et cependant il faisait les délices de Mit-Sah, qui commençait ainsi à jouer son rôle dans le monde et en était tout fier. À son tour, il apprenait à conduire les chiens et à les dresser. Le petit traîneau n’était pas d’ailleurs sans avoir son utilité, car il portait près de deux cents livres de bagages et de nourriture.

Le louveteau avait vu les chiens du camp travailler sous le harnais. Aussi ne fut-il point trop effarouché lorsqu’on l’attela pour la première fois. On lui passa autour du cou un collier rembourré de mousse et que deux lanières reliaient à une courroie qui se croisait sur sa poitrine et sur son dos. À cette courroie était attachée une longue corde, qui servait à tirer le traîneau.

Six autres chiens composaient l’attelage avec lui. Ils étaient nés au début de l’année et, par conséquent, âgés de neuf à dix mois, tandis que le louveteau n’en comptait que huit. Chaque bête était reliée au traîneau par une corde indépendante, fixée à un anneau. Il n’y avait pas deux cordes de la même dimension, et la différence de longueur de chacune d’elles correspondait, au minimum, à la longueur du corps d’un chien. Le traîneau était un « toboggan » en écorce de bouleau, et son avant se relevait, comme fait la pointe d’un sabot, afin de l’empêcher de plonger dans la neige. La charge était répartie également sur toute la surface du véhicule, d’où les chiens rayonnaient en éventail.

La différence de longueur des cordes empêchait les chiens de se battre entre eux, car celui qui aurait voulu le faire ne pouvait s’en prendre utilement qu’au chien qui le suivait et, en se retournant vers lui, il s’exposait en même temps au fouet du conducteur, qui n’eût point manqué de le cingler en pleine figure. S’il prétendait, au contraire, attaquer le chien qui le précédait, il tirait plus vivement le traîneau et, comme le chien poursuivi en faisait autant, pour n’être point atteint, tout l’attelage, entraîné par, l’exemple, accélérait son allure.

Mit-Sah était, comme son père, un homme sage. Il n’avait pas été sans remarquer les persécutions dont Croc-Blanc était victime de la part de Lip-Lip. Mais alors Lip-Lip avait un autre maître et Mit-Sah ne pouvait faire plus que de lui lancer quelques pierres. Ayant acquis maintenant Lip-Lip, il commença à assouvir sur lui sa vengeance en l’attachant au bout de la plus longue corde.

Lip-Lip en devint, du coup, le leader de la troupe. C’était, en apparence, un honneur. En réalité, loin de commander aux autres chiens, il devenait le but de leurs persécutions et de leur haine.

La troupe ne voyait de lui, en effet, que le large panache de sa queue et ses pattes de derrière, qui détalaient sans répit, spectacle beaucoup moins intimidant que n’était auparavant celui de sa crinière hérissée et de ses crocs étincelants. Les chiens, en l’apercevant toujours dans cette posture, ne manquèrent pas, dans leur raisonnement, de conclure qu’il avait peur d’eux et qu’il les fuyait, ce qui leur donna immédiatement l’envie de lui courir sus.

Dès l’instant où le traîneau s’ébranla, tout l’attelage partit aux trousses de Lip-Lip, en une chasse effrénée et qui dura le jour entier. Il avait été tenté d’abord de se retourner vers ses poursuivants, jaloux de sa dignité offensée et plein de courroux. Mais chaque fois qu’il l’essayait, le fouet de cariboo[1], long de trente pieds, que maniait Mit-Sah, lui cinglait la figure, le contraignant à reprendre sa place et à repartir au triple galop. Lip-Lip aurait pu faire face à la troupe des chiens, mais il ne pouvait affronter ce fouet terrible, qui ne lui laissait d’autre alternative que de garder sa corde tendue et ses flancs à l’abri des dents de ses compagnons.

Une ruse encore meilleure vint à l’esprit du jeune Indien. Afin d’activer cette poursuite sans fin du chef de file, Mit-Sah se mit à favoriser Lip-Lip aux dépens des autres chiens, ce qui aiguisait leur haine et leur jalousie. Il lui donnait de la viande en leur présence, et n’en donnait qu’à lui seul. Ils en devenaient fous furieux. Tandis que Lip-Lip mangeait, protégé par le fouet de Mit-Sah, ils faisaient rage autour de lui. Et, même s’il n’y avait pas de viande, Mit-Sah, tenant les chiens à distance, leur laissait croire qu’il en distribuait à Lip-Lip.

Quant à Croc-Blanc, il avait pris tranquillement son travail. La course qu’il avait couverte, quand il était revenu s’abandonner aux dieux, était plus grande que celles qu’on lui imposait maintenant et, mieux que les autres jeunes chiens, il avait conscience de l’inutilité de la révolte. Les persécutions qu’il avait supportées de la part des chiens n’avaient fait que le rejeter davantage vers l’homme. Kiche était oubliée, et sa principale préoccupation était désormais de se rendre favorables les dieux qu’il avait acceptés pour maîtres. Aussi trimait-il dur, se pliant à la discipline qu’on exigeait de lui, et toujours prêt à obéir. Bon vouloir et fidélité sont les caractéristiques du loup et du chien sauvage, quand ils se sont domestiqués, et le louveteau possédait ces qualités au suprême degré.

Sauf pendant le travail, il ne frayait pas avec le reste de l’attelage. Il se souvenait des mauvais traitements anciens, quand Lip-Lip ameutait contre lui ses petits compagnons. C’était, à cette heure, au tour de Lip-Lip de ne plus oser s’aventurer loin de la protection des dieux et, dès qu’il s’écartait de Castor-Gris, de Mit-Sah ou de Kloo-Kooch, tous les chiens lui tombaient dessus. Croc-Blanc, à ce spectacle, savourait pleinement sa vengeance. Il n’avait pas pardonné davantage aux autres chiens, qu’il prenait plaisir à rosser, à toute occasion, appliquant dans son intégralité la loi : opprimer le faible et obéir au fort. Aucun d’eux, même le plus hardi, n’osait plus essayer de lui voler sa viande. Bien au contraire, ils dévoraient tous, précipitamment, leur propre repas, dans la crainte que le louveteau ne vînt le leur ravir. Lui, de son côté, mangeait sa part le plus rapidement qu’il pouvait, et malheur alors au chien qui n’avait encore terminé. Un grondement et un éclair des crocs, et ce chien était libre de confier son indignation aux impassibles étoiles, tandis que Croc-Blanc finissait la viande à sa place.

Ainsi le louveteau se fit à lui-même un orgueilleux isolement. Les récalcitrants, s’il s’en trouvait, étaient férocement mis au pas. Aussi sévère que celle des dieux était la discipline imposée par Croc-Blanc à ses compagnons. Il exigeait d’eux le plus absolu respect, tenant pour crime l’esquisse même d’une résistance. Bref, il était devenu un monstrueux tyran. Et, tant que dura le voyage, sa situation parmi les autres chiens, petits ou grands, fut, ma foi ! fort enviable.

Plusieurs mois s’écoulèrent. Castor-Gris continuait son voyage. Les forces du louveteau s’étaient accrues par les longues heures passées à courir sur la neige, en tirant le traîneau, et l’éducation de son esprit s’était également parfaite. Il avait entièrement parcouru le cercle du monde au milieu duquel il vivait, et la notion qui lui en demeurait était toute matérielle et dénuée d’idéal. Le monde avait achevé de lui apparaître féroce et brutal, un monde où n’existaient ni affection, ni caresse, un monde sans chaleur pour les cœurs et sans charme pour l’esprit.

Il ne ressentait pas d’affection pour Castor-Gris. C’était un dieu, il est vrai, mais un dieu sauvage entre tous, qui jamais ne caressait ni ne prononçait une bonne parole. Croc-Blanc, sans doute, était heureux de reconnaître sa suprématie physique, sous l’égide de laquelle il était venu du Wild, pour s’abriter. Mais il subsistait en sa nature des profondeurs insondées, que Castor-Gris avait toujours ignorées. L’Indien administrait la justice avec un gourdin. Il récompensait le mérite, non par une bienveillante caresse, mais simplement en ne frappant pas.

Et cette main de l’animal-homme, qui eût pu lui être si douce, ne semblait au louveteau qu’un organe fait pour distribuer pierres, claques, coups de fouet et de bâton, pinçons et tiraillements douloureux du poil et de la chair. Plus cruelle encore que la main des hommes était celle des enfants, lorsqu’il rencontrait des bandes de ceux-ci, dans les campements d’Indiens que croisait la caravane. Une fois même, il avait failli avoir un œil crevé par un flageolant et titubant papoose[2]. Depuis lors, il ne pouvait tolérer les enfants. Dès qu’il les voyait accourir vers lui, avec leurs mains de mauvais augure, il se hâtait de s’échapper.

Peu après cette aventure, dans un campement voisin du Grand-Lac de l’Esclave, il commit sa première infraction à la loi qu’il avait apprise de Castor-Gris, que le plus impardonnable des crimes était de mordre un des dieux. Selon l’usage admis pour tous les chiens, il s’en allait fourrager à travers le campement, afin de chercher sa nourriture. Un garçon découpait, à l’aide d’une hache, de la viande d’élan congelée, et les éclats en volaient dans la neige. Croc-Blanc, s’étant arrêté, commença à se repaître de ces débris. Mais, ayant remarqué que le garçon avait déposé sa hache et s’était saisi d’un gros gourdin, il sauta en arrière, juste à temps pour éviter le coup qui s’abattait sur lui. Le garçon le poursuivit et, comme il était étranger dans le camp, le louveteau, ne sachant où se réfugier, se trouva bientôt acculé, entre deux tentes, contre un haut talus de terre.

Il n’y avait pour lui aucune issue, que le passage entre deux tentes, que gardait l’Indien. Celui-ci, le gourdin levé, s’avançait déjà, prêt à frapper. Croc-Blanc était furieux. Il connaissait la loi de maraude, qui voulait que tous les déchets de viande appartinssent au chien qui les trouvait. Il n’avait rien fait de mal, ni rompu la loi, et cependant ce garçon était là, prêt à le battre. À peine se rendit-il compte lui-même de ce qui arrivait. Ce fut un sursaut de rage. Le garçon ne le sut pas davantage, sinon qu’il se trouva culbuté dans la neige, avec sa main, qui tenait le gourdin largement déchirée par les dents du louveteau.

Croc-Blanc n’ignorait pas qu’il avait, en agissant ainsi, rompu à son tour la loi des dieux. Il avait enfoncé ses crocs dans la chair sacrée de l’un d’eux et n’avait rien à attendre qu’un terrible châtiment. Il s’enfuit près de Castor-Gris et s’alla coucher derrière ses jambes, dès qu’il vit arriver le garçon mordu, qui réclamait vengeance, accompagné de sa famille.

Mais les plaignants durent s’en aller sans être satisfaits. Castor-Gris prit la défense du louveteau, et Mit-Sah et Kloo-Kooch. Croc-Blanc écoutait la bataille des mots et surveillait les gestes irrités des deux partis. Et il apprit ainsi, non seulement que son acte était justifié, mais aussi qu’il y a dieux et dieux. Ici étaient ses dieux et là en étaient d’autres, qui n’étaient point les mêmes. Des premiers il devait tout accepter, justice ou injustice, c’était tout comme ; mais, des seconds, il n’était pas forcé de subir ce qui était injuste. C’était son droit, en ce cas, de leur répondre avec ses dents. Cela aussi était une loi des dieux.

Le jour n’était pas terminé que Croc-Blanc en apprit davantage sur cette loi. Mit-Sah était seul en train de ramasser du bois pour le feu, dans la forêt, lorsqu’il se rencontra avec le garçon qui avait été mordu. Des mots grossiers furent échangés. Bientôt, d’autres garçons étant accourus, ils attaquèrent tous Mit-Sah. Le combat fut dur pour lui, et il recevait des coups de droite et de gauche. Croc-Blanc regarda d’abord, en simple spectateur, ce qui se passait. C’était une affaire de dieux qui ne le concernait pas. Puis il comprit que Mit-Sah était un de ses dieux particuliers, que l’on maltraitait. Par une impulsion immédiate, il bondit au milieu des combattants. Cinq minutes après, le paysage était couvert de garçons en fuite et le sang, qui coulait des blessures de plusieurs d’entre eux, rougissant la neige, témoignait que les dents du louveteau n’avaient pas été inactives.

Lorsque Mit-Sah, de retour à la tente, raconta l’aventure, Castor-Gris ordonna que de la viande fût donnée à Croc-Blanc, beaucoup de viande. Le louveteau gorgé s’endormit devant le feu et sut que la loi qu’il avait apprise, quelques heures auparavant, avait été ainsi vérifiée.

D’autres conséquences résultaient de cette loi. De la protection du corps de ses dieux à celle de leurs biens, il n’y avait qu’un pas, qui fut vite franchi par le louveteau. Il devait défendre ce qui appartenait à ses dieux, dût-il même mordre les autres dieux, quoique ce fût là un acte sacrilège en soi. Les dieux sont tout-puissants et un chien est incàpable de lutter contre eux. Croc-Blanc cependant avait appris à leur tenir tête, à les combattre fièrement et sans crainte. Le devoir s’élevait au-dessus de la peur.

Il y avait d’autre part des dieux poltrons, et tels étaient ceux qui venaient voler le bois de son maître. Le louveteau connut quel temps s’écoulait entre son appel d’alarme et l’arrivée à l’aide de Castor-Gris. Il comprit aussi que c’était la peur de l’Indien, plus encore que la sienne, qui faisait sauver le voleur. Quant à lui, il fonçait droit sur l’intrus et entrait ses dents où il pouvait. Son goût pour la solitude et son éloignement instinctif des autres chiens le désignaient d’eux-mêmes pour ce rôle de gardien des biens de Castor-Gris, qui l’entraîna et le dressa à cet emploi. Il n’en devint que plus revêche et plus sauvage encore. Ainsi se scellaient et se précisaient les termes du contrat signé par Croc-Blanc avec l’homme. Contre la possession d’un dieu de chair et de sang il échangeait sa propre liberté. Nourriture et feu, protection et société étaient au premier rang des dons qu’il recevait du dieu. En retour, il gardait les biens du dieu, défendait sa personne, travaillait pour lui et lui obéissait.

Kiche même était devenue un souvenir du passé. Le louveteau, pour se livrer à l’homme, avait abandonné à tout jamais la liberté, le Wild et sa race. S’il lui arrivait de rencontrer Kiche, les termes du contrat lui interdiraient de la suivre. C’était un devoir qu’accomplissait Croc-Blanc envers le dieu qui était le sien. Mais dans ce devoir n’entrait pas d’amour. L’amour était un sentiment qu’il continuait à ignorer.

XIII . Le pacte

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À la fin de décembre, Castor-Gris entreprit un voyage sur la glace du fleuve Mackenzie, accompagné de Mit-Sah et de Kloo-Kooch. Il prit la conduite, pour lui-même et pour sa femme, d’un premier traîneau, tiré par les gros chiens. Un second traîneau, plus petit, fut confié à Mit-Sah, et les jeunes chiens y furent attelés. Ce traîneau était un jouet plutôt qu’autre chose, et cependant il faisait les délices de Mit-Sah, qui commençait ainsi à jouer son rôle dans le monde et en était tout fier. À son tour, il apprenait à conduire les chiens et à les dresser. Le petit traîneau n’était pas d’ailleurs sans avoir son utilité, car il portait près de deux cents livres de bagages et de nourriture.

Le louveteau avait vu les chiens du camp travailler sous le harnais. Aussi ne fut-il point trop effarouché lorsqu’on l’attela pour la première fois. On lui passa autour du cou un collier rembourré de mousse et que deux lanières reliaient à une courroie qui se croisait sur sa poitrine et sur son dos. À cette courroie était attachée une longue corde, qui servait à tirer le traîneau.

Six autres chiens composaient l’attelage avec lui. Ils étaient nés au début de l’année et, par conséquent, âgés de neuf à dix mois, tandis que le louveteau n’en comptait que huit. Chaque bête était reliée au traîneau par une corde indépendante, fixée à un anneau. Il n’y avait pas deux cordes de la même dimension, et la différence de longueur de chacune d’elles correspondait, au minimum, à la longueur du corps d’un chien. Le traîneau était un « toboggan » en écorce de bouleau, et son avant se relevait, comme fait la pointe d’un sabot, afin de l’empêcher de plonger dans la neige. La charge était répartie également sur toute la surface du véhicule, d’où les chiens rayonnaient en éventail.

La différence de longueur des cordes empêchait les chiens de se battre entre eux, car celui qui aurait voulu le faire ne pouvait s’en prendre utilement qu’au chien qui le suivait et, en se retournant vers lui, il s’exposait en même temps au fouet du conducteur, qui n’eût point manqué de le cingler en pleine figure. S’il prétendait, au contraire, attaquer le chien qui le précédait, il tirait plus vivement le traîneau et, comme le chien poursuivi en faisait autant, pour n’être point atteint, tout l’attelage, entraîné par, l’exemple, accélérait son allure.

Mit-Sah était, comme son père, un homme sage. Il n’avait pas été sans remarquer les persécutions dont Croc-Blanc était victime de la part de Lip-Lip. Mais alors Lip-Lip avait un autre maître et Mit-Sah ne pouvait faire plus que de lui lancer quelques pierres. Ayant acquis maintenant Lip-Lip, il commença à assouvir sur lui sa vengeance en l’attachant au bout de la plus longue corde.

Lip-Lip en devint, du coup, le leader de la troupe. C’était, en apparence, un honneur. En réalité, loin de commander aux autres chiens, il devenait le but de leurs persécutions et de leur haine.

La troupe ne voyait de lui, en effet, que le large panache de sa queue et ses pattes de derrière, qui détalaient sans répit, spectacle beaucoup moins intimidant que n’était auparavant celui de sa crinière hérissée et de ses crocs étincelants. Les chiens, en l’apercevant toujours dans cette posture, ne manquèrent pas, dans leur raisonnement, de conclure qu’il avait peur d’eux et qu’il les fuyait, ce qui leur donna immédiatement l’envie de lui courir sus.

Dès l’instant où le traîneau s’ébranla, tout l’attelage partit aux trousses de Lip-Lip, en une chasse effrénée et qui dura le jour entier. Il avait été tenté d’abord de se retourner vers ses poursuivants, jaloux de sa dignité offensée et plein de courroux. Mais chaque fois qu’il l’essayait, le fouet de cariboo[1], long de trente pieds, que maniait Mit-Sah, lui cinglait la figure, le contraignant à reprendre sa place et à repartir au triple galop. Lip-Lip aurait pu faire face à la troupe des chiens, mais il ne pouvait affronter ce fouet terrible, qui ne lui laissait d’autre alternative que de garder sa corde tendue et ses flancs à l’abri des dents de ses compagnons.

Une ruse encore meilleure vint à l’esprit du jeune Indien. Afin d’activer cette poursuite sans fin du chef de file, Mit-Sah se mit à favoriser Lip-Lip aux dépens des autres chiens, ce qui aiguisait leur haine et leur jalousie. Il lui donnait de la viande en leur présence, et n’en donnait qu’à lui seul. Ils en devenaient fous furieux. Tandis que Lip-Lip mangeait, protégé par le fouet de Mit-Sah, ils faisaient rage autour de lui. Et, même s’il n’y avait pas de viande, Mit-Sah, tenant les chiens à distance, leur laissait croire qu’il en distribuait à Lip-Lip.

Quant à Croc-Blanc, il avait pris tranquillement son travail. La course qu’il avait couverte, quand il était revenu s’abandonner aux dieux, était plus grande que celles qu’on lui imposait maintenant et, mieux que les autres jeunes chiens, il avait conscience de l’inutilité de la révolte. Les persécutions qu’il avait supportées de la part des chiens n’avaient fait que le rejeter davantage vers l’homme. Kiche était oubliée, et sa principale préoccupation était désormais de se rendre favorables les dieux qu’il avait acceptés pour maîtres. Aussi trimait-il dur, se pliant à la discipline qu’on exigeait de lui, et toujours prêt à obéir. Bon vouloir et fidélité sont les caractéristiques du loup et du chien sauvage, quand ils se sont domestiqués, et le louveteau possédait ces qualités au suprême degré.

Sauf pendant le travail, il ne frayait pas avec le reste de l’attelage. Il se souvenait des mauvais traitements anciens, quand Lip-Lip ameutait contre lui ses petits compagnons. C’était, à cette heure, au tour de Lip-Lip de ne plus oser s’aventurer loin de la protection des dieux et, dès qu’il s’écartait de Castor-Gris, de Mit-Sah ou de Kloo-Kooch, tous les chiens lui tombaient dessus. Croc-Blanc, à ce spectacle, savourait pleinement sa vengeance. Il n’avait pas pardonné davantage aux autres chiens, qu’il prenait plaisir à rosser, à toute occasion, appliquant dans son intégralité la loi : opprimer le faible et obéir au fort. Aucun d’eux, même le plus hardi, n’osait plus essayer de lui voler sa viande. Bien au contraire, ils dévoraient tous, précipitamment, leur propre repas, dans la crainte que le louveteau ne vînt le leur ravir. Lui, de son côté, mangeait sa part le plus rapidement qu’il pouvait, et malheur alors au chien qui n’avait encore terminé. Un grondement et un éclair des crocs, et ce chien était libre de confier son indignation aux impassibles étoiles, tandis que Croc-Blanc finissait la viande à sa place.

Ainsi le louveteau se fit à lui-même un orgueilleux isolement. Les récalcitrants, s’il s’en trouvait, étaient férocement mis au pas. Aussi sévère que celle des dieux était la discipline imposée par Croc-Blanc à ses compagnons. Il exigeait d’eux le plus absolu respect, tenant pour crime l’esquisse même d’une résistance. Bref, il était devenu un monstrueux tyran. Et, tant que dura le voyage, sa situation parmi les autres chiens, petits ou grands, fut, ma foi ! fort enviable.

Plusieurs mois s’écoulèrent. Castor-Gris continuait son voyage. Les forces du louveteau s’étaient accrues par les longues heures passées à courir sur la neige, en tirant le traîneau, et l’éducation de son esprit s’était également parfaite. Il avait entièrement parcouru le cercle du monde au milieu duquel il vivait, et la notion qui lui en demeurait était toute matérielle et dénuée d’idéal. Le monde avait achevé de lui apparaître féroce et brutal, un monde où n’existaient ni affection, ni caresse, un monde sans chaleur pour les cœurs et sans charme pour l’esprit.

Il ne ressentait pas d’affection pour Castor-Gris. C’était un dieu, il est vrai, mais un dieu sauvage entre tous, qui jamais ne caressait ni ne prononçait une bonne parole. Croc-Blanc, sans doute, était heureux de reconnaître sa suprématie physique, sous l’égide de laquelle il était venu du Wild, pour s’abriter. Mais il subsistait en sa nature des profondeurs insondées, que Castor-Gris avait toujours ignorées. L’Indien administrait la justice avec un gourdin. Il récompensait le mérite, non par une bienveillante caresse, mais simplement en ne frappant pas.

Et cette main de l’animal-homme, qui eût pu lui être si douce, ne semblait au louveteau qu’un organe fait pour distribuer pierres, claques, coups de fouet et de bâton, pinçons et tiraillements douloureux du poil et de la chair. Plus cruelle encore que la main des hommes était celle des enfants, lorsqu’il rencontrait des bandes de ceux-ci, dans les campements d’Indiens que croisait la caravane. Une fois même, il avait failli avoir un œil crevé par un flageolant et titubant papoose[2]. Depuis lors, il ne pouvait tolérer les enfants. Dès qu’il les voyait accourir vers lui, avec leurs mains de mauvais augure, il se hâtait de s’échapper.

Peu après cette aventure, dans un campement voisin du Grand-Lac de l’Esclave, il commit sa première infraction à la loi qu’il avait apprise de Castor-Gris, que le plus impardonnable des crimes était de mordre un des dieux. Selon l’usage admis pour tous les chiens, il s’en allait fourrager à travers le campement, afin de chercher sa nourriture. Un garçon découpait, à l’aide d’une hache, de la viande d’élan congelée, et les éclats en volaient dans la neige. Croc-Blanc, s’étant arrêté, commença à se repaître de ces débris. Mais, ayant remarqué que le garçon avait déposé sa hache et s’était saisi d’un gros gourdin, il sauta en arrière, juste à temps pour éviter le coup qui s’abattait sur lui. Le garçon le poursuivit et, comme il était étranger dans le camp, le louveteau, ne sachant où se réfugier, se trouva bientôt acculé, entre deux tentes, contre un haut talus de terre.

Il n’y avait pour lui aucune issue, que le passage entre deux tentes, que gardait l’Indien. Celui-ci, le gourdin levé, s’avançait déjà, prêt à frapper. Croc-Blanc était furieux. Il connaissait la loi de maraude, qui voulait que tous les déchets de viande appartinssent au chien qui les trouvait. Il n’avait rien fait de mal, ni rompu la loi, et cependant ce garçon était là, prêt à le battre. À peine se rendit-il compte lui-même de ce qui arrivait. Ce fut un sursaut de rage. Le garçon ne le sut pas davantage, sinon qu’il se trouva culbuté dans la neige, avec sa main, qui tenait le gourdin largement déchirée par les dents du louveteau.

Croc-Blanc n’ignorait pas qu’il avait, en agissant ainsi, rompu à son tour la loi des dieux. Il avait enfoncé ses crocs dans la chair sacrée de l’un d’eux et n’avait rien à attendre qu’un terrible châtiment. Il s’enfuit près de Castor-Gris et s’alla coucher derrière ses jambes, dès qu’il vit arriver le garçon mordu, qui réclamait vengeance, accompagné de sa famille.

Mais les plaignants durent s’en aller sans être satisfaits. Castor-Gris prit la défense du louveteau, et Mit-Sah et Kloo-Kooch. Croc-Blanc écoutait la bataille des mots et surveillait les gestes irrités des deux partis. Et il apprit ainsi, non seulement que son acte était justifié, mais aussi qu’il y a dieux et dieux. Ici étaient ses dieux et là en étaient d’autres, qui n’étaient point les mêmes. Des premiers il devait tout accepter, justice ou injustice, c’était tout comme ; mais, des seconds, il n’était pas forcé de subir ce qui était injuste. C’était son droit, en ce cas, de leur répondre avec ses dents. Cela aussi était une loi des dieux.

Le jour n’était pas terminé que Croc-Blanc en apprit davantage sur cette loi. Mit-Sah était seul en train de ramasser du bois pour le feu, dans la forêt, lorsqu’il se rencontra avec le garçon qui avait été mordu. Des mots grossiers furent échangés. Bientôt, d’autres garçons étant accourus, ils attaquèrent tous Mit-Sah. Le combat fut dur pour lui, et il recevait des coups de droite et de gauche. Croc-Blanc regarda d’abord, en simple spectateur, ce qui se passait. C’était une affaire de dieux qui ne le concernait pas. Puis il comprit que Mit-Sah était un de ses dieux particuliers, que l’on maltraitait. Par une impulsion immédiate, il bondit au milieu des combattants. Cinq minutes après, le paysage était couvert de garçons en fuite et le sang, qui coulait des blessures de plusieurs d’entre eux, rougissant la neige, témoignait que les dents du louveteau n’avaient pas été inactives.

Lorsque Mit-Sah, de retour à la tente, raconta l’aventure, Castor-Gris ordonna que de la viande fût donnée à Croc-Blanc, beaucoup de viande. Le louveteau gorgé s’endormit devant le feu et sut que la loi qu’il avait apprise, quelques heures auparavant, avait été ainsi vérifiée.

D’autres conséquences résultaient de cette loi. De la protection du corps de ses dieux à celle de leurs biens, il n’y avait qu’un pas, qui fut vite franchi par le louveteau. Il devait défendre ce qui appartenait à ses dieux, dût-il même mordre les autres dieux, quoique ce fût là un acte sacrilège en soi. Les dieux sont tout-puissants et un chien est incàpable de lutter contre eux. Croc-Blanc cependant avait appris à leur tenir tête, à les combattre fièrement et sans crainte. Le devoir s’élevait au-dessus de la peur.

Il y avait d’autre part des dieux poltrons, et tels étaient ceux qui venaient voler le bois de son maître. Le louveteau connut quel temps s’écoulait entre son appel d’alarme et l’arrivée à l’aide de Castor-Gris. Il comprit aussi que c’était la peur de l’Indien, plus encore que la sienne, qui faisait sauver le voleur. Quant à lui, il fonçait droit sur l’intrus et entrait ses dents où il pouvait. Son goût pour la solitude et son éloignement instinctif des autres chiens le désignaient d’eux-mêmes pour ce rôle de gardien des biens de Castor-Gris, qui l’entraîna et le dressa à cet emploi. Il n’en devint que plus revêche et plus sauvage encore. Ainsi se scellaient et se précisaient les termes du contrat signé par Croc-Blanc avec l’homme. Contre la possession d’un dieu de chair et de sang il échangeait sa propre liberté. Nourriture et feu, protection et société étaient au premier rang des dons qu’il recevait du dieu. En retour, il gardait les biens du dieu, défendait sa personne, travaillait pour lui et lui obéissait.

Kiche même était devenue un souvenir du passé. Le louveteau, pour se livrer à l’homme, avait abandonné à tout jamais la liberté, le Wild et sa race. S’il lui arrivait de rencontrer Kiche, les termes du contrat lui interdiraient de la suivre. C’était un devoir qu’accomplissait Croc-Blanc envers le dieu qui était le sien. Mais dans ce devoir n’entrait pas d’amour. L’amour était un sentiment qu’il continuait à ignorer.



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