Sur eux, à l’improviste, tomba le louveteau. Ce fut de sa faute. Il avait manqué de prudence et marché sans voir. Encore lourd de sommeil (il avait chassé toute la nuit et venait à peine de se réveiller), il avait quitté la caverne et était, en trottant, descendu vers le torrent, pour y boire. À vrai dire, le sentier lui était familier et jamais nul accident ne lui était arrivé.

Il avait dépassé le sapin renversé, traversé la clairière et courait parmi les arbres. Au même instant, il vit et flaira. Devant lui, assises par terre, en silence, étaient cinq choses vivantes, telles qu’il n’en avait jamais rencontrées de semblables. C’était sa première vision de l’humanité.

Les cinq hommes, à son aspect, et cela le surprit, ne bondirent pas sur leurs pieds, ne montrèrent pas leurs dents, ni ne grondèrent. Ils ne firent pas un mouvement, mais demeurèrent silencieux et fatidiques.

Le louveteau, non plus, ne bougea pas. Tout l’instinct de sa nature sauvage l’eût cependant poussé à fuir, si un autre instinct ne s’était, impératif et soudain, élevé en lui. Un étonnement inconnu s’emparait de son esprit. Il se sentait amoindri tout à coup par une notion nouvelle de sa petitesse et débilité. Un pouvoir supérieur, très loin, très haut au-dessus de lui, s’appesantissait sur son être et le maîtrisait.

Le louveteau n’avait jamais vu d’homme, et pourtant l’instinct de l’homme était en lui. Dans l’homme il reconnaissait obscurément l’animal qui avait combattu et vaincu tous les autres animaux du Wild. Ce n’étaient pas seulement ses yeux qui regardaient, mais ceux de tous ses ancêtres, prunelles qui avaient, durant des générations, encerclé dans l’ombre et la neige d’innombrables campements humains, épié de loin, sur l’horizon, ou de plus près, dans l’épaisseur des taillis, l’étrange bête à deux pattes qui était le seigneur et maître de toutes les choses vivantes.

Cet héritage moral et surnaturel, fait de crainte et de luttes accumulées, pendant des siècles, étreignait le louveteau, trop jeune encore pour s’en dégager. Loup adulte, il eût pris rapidement la fuite. Tel qu’il était, il se coucha, paralysé d’effroi, acceptant déjà la soumission que sa race avait consentie, le premier jour où un loup vint s’asseoir au feu de l’homme, pour s’y chauffer.

Un des Indiens finit par se lever, marcha dans sa direction et s’arrêta au-dessus de lui. Le louveteau se colla davantage encore contre le sol. C’était l’Inconnu, concrétisé en chair et en sang, qui se penchait sur lui, pour le saisir. Sa fourrure eut un hérissement inconscient, ses lèvres se rétractèrent et il découvrit ses petits crocs. La main qui le surplombait, comme une condamnation, hésita et l’homme dit en riant :

« Wabam wabisca ip pit tah ! (Regardez les crocs blancs !) »

Les autres Indiens se mirent à rire lourdement et excitèrent l’homme à saisir le louveteau. Tandis que la main s’abaissait, plus bas, plus bas, une violente lutte intérieure se livrait chez celui-ci, entre les divers instincts qui le partageaient. Il ne savait s’il devait seulement gronder, ou combattre. Finalement, il gronda jusqu’au moment où la main le toucha, puis engagea la bataille. Ses dents brillèrent et mordirent. L’instant d’après il reçut, sur un des côtés de la tête, un coup qui le fit basculer. Alors tout instinct de lutte l’abandonna. Il se prit à gémir comme un enfant et l’instinct de la soumission l’emporta sur tous les autres. S’étant relevé, il s’assit sur son derrière en piaulant. Mais l’Indien qu’il avait mordu était en colère et le louveteau reçut un second coup sur l’autre côté de la tête. Il piaula encore plus fort.

Les quatre autres Indiens s’esclaffaient de plus en plus, si bien que leur camarade se mit à rire lui aussi. Ils entourèrent tous le louveteau et se moquèrent de lui, tandis qu’il geignait, de terreur et de peine.

Tout à coup, bête et Indiens dressèrent l’oreille. Le louveteau savait ce qu’annonçait le bruit qui se faisait entendre et, cessant de gémir, il jeta un long cri, où il y avait plus de joie maintenant que d’effroi. Puis il se tut et attendit, attendit l’arrivée de sa mère, de sa mère libératrice indomptable et terrible, qui savait si bien combattre, et tuait tout ce qui lui résistait, et n’avait jamais peur.

Elle arrivait, courant et grondant. Elle avait perçu la plainte de son petit et se précipitait pour le secourir. Elle bondit au milieu du groupe, magnifique, transfigurée dans sa furieuse et inquiète maternité. Son irritation protectrice était un réconfort pour le louveteau, qui sauta vers elle, avec un petit cri joyeux, tandis que les animaux-hommes se reculaient, en hâte, de plusieurs pas. La louve s’arrêta, près de son petit, qui se pressait contre elle, et fit face aux Indiens. Un sourd grondement sortit de son gosier. La menace contractait sa face et son nez, qui se plissait, se relevait presque jusqu’à ses yeux, en une prodigieuse et mauvaise grimace de colère.

Il y eut alors un cri que lança l’un des hommes.

« Kiche ! » voilà ce qu’il cria, avec une exclamation de surprise.

Le louveteau sentit, à cette voix, vaciller sa mère.

« Kiche ! » cria l’homme à nouveau, durement, cette fois, et d’un ton de commandement.

Et le louveteau vit alors sa mère, la louve impavide, se plier jusqu’à ce que son ventre touchât le sol, en geignant et en remuant la queue, avec tous les signes coutumiers de soumission et de paix. Il n’y comprenait rien et était stupéfié. La terreur de l’homme le reprenait. Son instinct ne l’avait pas trompé et sa mère le subissait comme lui. Elle aussi rendait hommage à l’animal-homme.

L’Indien qui avait parlé vint vers elle. Il posa sa main sur sa tête et elle ne fit que s’en aplatir davantage. Elle ne grondait, ni ne tentait de mordre. Les autres Indiens s’étaient pareillement rapprochés et, rangés autour de la louve, ils la palpaient et caressaient, sans aviver chez elle la moindre velléité de résistance ou de révolte.

Les cinq hommes étaient fort excités et leurs bouches menaient grand bruit. Mais comme ce bruit n’avait rien de menaçant, le louveteau se décida à venir se coucher près de sa mère, se hérissant encore de temps à autre, mais faisant de son mieux pour se soumettre.

— Ce qui se passe n’a rien de surprenant, dit un des Indiens. Le père de Kiche était un loup. Il est vrai que sa mère était une chienne. Mais mon frère ne l’avait-il pas attachée dans les bois, trois nuits durant, au moment de la saison des amours. Alors c’est un loup qui la couvrit.

— Un an s’est écoulé, Castor-Gris, depuis que Kiche s’est échappée.

— Tu comptes bien, Langue-de-Saumon. C’était à l’époque de la famine que nous avons subie, alors que nous n’avions plus de viande à donner aux chiens.

— Elle a vécu avec les loups, dit un troisième Indien.

— Cela paraît juste, Trois-Aigles, répartit Castor-Gris en touchant de sa sa main le louveteau, et en voici la preuve.

Le louveteau, au contact de la main, esquissa un grognement. La main se retira et lui administra une calotte. Sur quoi, il recouvrit ses crocs et s’accroupit avec soumission. La main revint alors et le frotta amicalement derrière les oreilles, et tout le long de son dos.

— Ceci prouve cela, reprit Castor-Gris. Il est clair que sa mère est Kiche. Mais, une fois de plus, son père est un loup. C’est pourquoi il y a en lui peu du chien et beaucoup du loup. Ses crocs sont blancs, et White Fang (Croc-Blanc) doit être son nom. J’ai parlé. C’est mon chien. Kiche n’était-elle pas la chienne de mon frère ? Et mon frère n’est-il pas mort ?

Pendant un instant, les animaux-hommes continuèrent à faire du bruit avec leurs bouches. Durant ce colloque, le louveteau, qui venait de recevoir un nom dans le monde, demeurait tranquille et attendait. Puis Castor-Gris, prenant un couteau dans un petit sac qui pendait sur son estomac, alla vers un buisson et y coupa un bâton. Croc-Blanc l’observait. Aux deux bouts du bâton, l’Indien fixa une lanière. Avec l’une, il attacha Kiche par le cou et, ayant conduit la louve près d’un petit sapin, y noua l’autre lanière.

Croc-Blanc suivit sa mère et se coucha près d’elle. Il vit Langue-de-Saumon avancer la main vers lui, et la peur le reprit. Kiche, de son côté, regardait avec anxiété. Mais l’Indien, élargissant ses doigts et les recourbant, le roula sens dessus dessous et commença à lui frotter le ventre d’une manière délicieuse. Le louveteau, les quatre pattes en l’air, se laissait tripoter, gauche et cocasse, et sans essayer de résister. Comment d’ailleurs l’aurait-il pu dans la position où il se trouvait ? Si l’animal-homme avait l’intention de le maltraiter, il lui était livré sans défense et était incapable de fuir.

Il se résigna donc et se contenta de gronder doucement. C’était plus fort que lui. Mais Langue-de-Saumon n’eut point l’air de s’en apercevoir et ne lui donna aucun coup sur la tête. Il continua, au contraire, à le frictionner de haut en bas, et le louveteau sentit croître le plaisir qu’il en éprouvait. Lorsque la main caressante passa sur ses flancs, il cessa tout à fait de gronder. Puis, quand les doigts remontèrent à ses oreilles, les pressant moelleusement vers leur base, son bonheur ne connut plus de bornes. Quand, enfin, après une dernière et savante friction, l’Indien le laissa tranquille et s’en alla, toute crainte s’était évanouie dans l’esprit du louveteau. Sans doute d’autres peurs l’attendaient dans l’avenir. Mais, de ce jour, confiance et camaraderie étaient établies avec l’homme, en société de qui il allait vivre.

Au bout de quelque temps, Croc-Blanc entendit s’approcher des bruits insolites. Prompt à observer et à classer, il les reconnut aussitôt comme étant produits par l’animal-homme. Quelques instants plus tard, en effet, toute la tribu indienne surgissait du sentier. Il y avait beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants, quarante têtes au total, tous lourdement chargés des bagages du camp, de provisions de bouche et d’ustensiles.

Il y avait aussi beaucoup de chiens et ceux-ci, à à l’exception des tout petits, n’étaient pas moins chargés que les gens. Des sacs étaient liés sur leur dos et chaque bête portait un poids de vingt à trente livres. Croc-Blanc n’avait, auparavant, jamais vu de chiens, mais cette première vision lui suffit pour comprendre que c’était là un animal appartenant à sa propre espèce, avec quelque chose de différent. Quant aux chiens, ce fut surtout la différence qu’ils sentirent en apercevant le louveteau et sa mère.

Il y eut une ruée effroyable. Croc-Blanc se hérissa, hurla et mordit au hasard dans le flot qui, gueules ouvertes, déferlait sur lui. Il tomba et roula sous les chiens, éprouvant la morsure cruelle de leurs dents et, lui-même, mordant et déchirant, au-dessus de sa tête, pattes et ventres. Il entendait, dans la mêlée, les hurlements de Kiche qui combattait pour lui, les cris des animaux-hommes et le bruit de leurs gourdins dont ils frappaient les chiens, qui, sous les coups, gémissaient de douleur.

Tout ceci fut seulement l’histoire de quelques secondes. Le louveteau, remis sur pied, vit les Indiens qui le défendaient, repousser les chiens en arrière, à l’aide de bâtons et de pierres, et le sauver de l’agression féroce de ses frères qui, pourtant, n’étaient pas tout à fait ses frères. Et, quoiqu’il n’y eût point place en son cerveau pour la conception d’un sentiment aussi abstrait que celui de la justice, il sentit, à sa façon, la justice des animaux-hommes. Il connut qu’ils édictaient des lois et les imposaient.

Étrange était aussi la façon dont ils procédaient pour dicter leurs lois. Dissemblables de tous les animaux que le louveteau avait rencontrés jusque-là, ils ne mordaient ni ne griffaient. Ils imposaient leur force vivante par l’intermédiaire des choses mortes. Celles-ci leur servaient de morsures. Bâtons et pierres, dirigés par ces bizarres créatures, sautaient à travers les airs, à l’instar de choses vivantes, et s’en allaient frapper les chiens.

Il y avait là, pour son esprit, un pouvoir extraordinaire et inexplicable, qui dépassait les bornes de la nature et était d’un dieu. Croc-Blanc, cela va de soi, ignorait tout de la divinité. Tout au plus pouvait-il soupçonner que des choses existaient au delà de celles dont il avait la notion. Mais l’étonnement et la crainte qu’il ressentait en face des animaux-hommes était assez exactement comparable à l’étonnement et à la crainte qu’aurait éprouvés un homme se trouvant, sur le faîte de quelque montagne, devant un être divin, qui tiendrait des foudres dans chaque main et les lancerait sur le monde terrifié.

Le dernier chien ayant été refoulé en arrière, le charivari prit fin. Le louveteau se mit à lécher ses meurtrissures. Puis il médita sur son premier contact avec la troupe cruelle de ses prétendus frères et sur son introduction parmi eux. Il n’avait jamais songé que l’espèce à laquelle il appartenait pût contenir d’autres spécimens que le vieux loup borgne, sa mère et lui-même. Ils constituaient à eux trois, dans sa pensée, une race à part. Et, tout à coup, il découvrait que beaucoup d’autres créatures s’apparentaient à sa propre espèce. Il lui parut obscurément injuste que le premier mouvement de ces frères de race eût été de bondir sur lui et de tenter de l’anéantir.

Il était non moins chagrin de voir sa mère attachée avec un bâton, même en pensant que c’était la sagesse supérieure des animaux-hommes qui l’avait voulu. Cela sentait l’esclavage. À l’esclavage il n’avait pas été habitué. La liberté de rôder, de courir, de se coucher par terre, là où il lui plaisait, avait été son lot jusqu’à ce jour et, maintenant, il était captif. Les mouvements de sa mère étaient réduits à la longueur du bâton auquel elle était liée. Et à ce même bâton il était comme lié lui-même, car il n’avait pas encore eu l’idée qu’il pouvait se séparer de sa mère.

Il n’aima pas cette contrainte. Il n’aima pas non plus quand les animaux-hommes, s’étant levés, se remirent en marche. Un animal-homme, malingre d’aspect, prit dans sa main la lanière du bâton qui attachait Kiche et emmena la louve derrière lui. Derrière Kiche suivait Croc-Blanc, grandement perturbé et tourmenté par la nouvelle aventure qui s’abattait sur lui.

Le cortège descendit la vallée, continuant bien au delà des plus longues courses du louveteau, jusqu’au point où le torrent se jetait dans le fleuve Mackenzie. À cet endroit, des canots étaient juchés en l’air, sur des perches, et s’étendaient des claies destinées à faire sécher le poisson.

On s’arrêta et on campa. La supériorité des animaux-hommes s’affirmait de plus en plus. Plus encore que leur domination sur les chiens aux dents aiguës, ce spectacle marquait leur puissance. Grâce à leur pouvoir d’imprimer du mouvement aux choses immobiles, il leur était loisible de changer la vraie face du monde.

La plantation et le dressage des perches destinées à monter le camp attira l’attention du louveteau. Cette opération était peu de chose, accomplie par les mêmes créatures qui lançaient à distance des bâtons et des pierres. Mais, quand il vit les perches se réunir et se couvrir de toiles et de peaux ; pour former des tentes, Croc-Blanc fut stupéfait. Ces tentes, d’une colossale et impressionnante grandeur, s’élevaient partout autour de lui, grandissant à vue d’œil, de tous côtés, comme de monstrueuses formes de vie. Elles emplissaient le champ presque entier de sa vision et, menaçantes, le dominaient lui-même. Lorsque la brise les agitait, en de grands mouvements, il se couchait sur le sol, effaré et craintif, sans toutefois les perdre des yeux, prêt à bondir et à fuir au loin, s’il lui arrivait de les voir se précipiter sur sa tête.

Après un moment, son effroi des tentes prit fin. Il vit que femmes et enfants y pénétraient et en sortaient sans aucun mal, et les chiens aussi tenter d’y entrer, mais en être chassés rudement, de la voix ou au moyen de pierres volantes. Bientôt Croc-Blanc, quittant les côtés de Kiche, rampait à son tour, avec précaution, vers la tente la plus proche. Sa curiosité, sans cesse en éveil, le besoin d’apprendre et de connaître, par sa propre expérience, le poussaient. Les derniers pouces à franchir vers le mur de toile et de peau le furent avec un redoublement de prudence et une avance imperceptible. Les événements de la journée avaient préparé le louveteau au contact de l’Inconnu, à ses manifestations les plus merveilleuses et les plus inattendues. Enfin son nez toucha l’enveloppe de la tente. Il attendit, rien n’arriva. Il flaira l’étrange matière, saturée de l’odeur de l’homme, et prenant l’enveloppe dans ses dents, donna une petite secousse. Rien n’arriva encore, sinon qu’une partie de la tente se mit à remuer. Il secoua plus hardiment. Le mouvement s’accentua. Il était ravi. Il secoua toujours plus fort et récidiva jusqu’à ce que la tente entière fût en mouvement. Alors le cri perçant d’un Indien se fit entendre et effraya le louveteau, qui revint en toute hâte vers sa mère. Mais jamais plus depuis il n’eut peur des énormes tentes.

Cette émotion passée, Croc-Blanc s’écarta à nouveau de Kiche qui, liée à un pieu, ne pouvait le suivre.

Il ne tarda pas à rencontrer un jeune chien, un peu plus grand et plus âgé que lui, qui venait à sa rencontre, à pas comptés, et dissimulant des intentions belliqueuses. Le nom du jeune chien, que le louveteau connut par la suite, en l’entendant appeler, était Lip-Lip. Il était déjà redoutable et, par ses luttes avec les autres petits chiens, avait acquis l’expérience de la bataille.

Lip-Lip appartenait à la race des chiens-loups, qui avait le plus de parenté avec Croc-Blanc ; il était jeune et semblait peu dangereux. Aussi le louveteau se préparait-il à le recevoir en ami. Mais, quand il vit que la marche de l’étranger se raidissait et que ses lèvres retroussées découvraient ses dents, il se raidit lui aussi et répondit en montrant sa mâchoire. Ils se mirent à tourner en rond, l’un autour de l’autre, hérissés et grondant. Ce manège dura plusieurs minutes et Croc-Blanc commençait à s’en amuser, comme d’un jeu, quand tout à coup, avec une surprenante vivacité, Lip-Lip sauta sur lui, lui jeta une morsure rapide et sauta, derechef, en arrière.

La morsure avait atteint le louveteau à son épaule déjà blessée par le lynx et qui, dans le voisinage de l’os, était intérieurement demeurée douloureuse. La surprise et le coup lui arrachèrent un gémissement ; mais, l’instant d’après, en un bond de colère, il s’élança sur Lip-Lip et le mordit furieusement. Lip-Lip, nous l’avons dit, était déjà rompu au combat. Trois fois, quatre fois, une demi-douzaine de fois, ses petits crocs pointus s’acharnèrent sur Croc-Blanc, qui, tout décontenancé, finit par lâcher pied et par se sauver, honteux et dolent, près de sa mère, en lui demandant protection.

Ce fut sa première bataille avec Lip-Lip. Elle ne devait pas être la dernière. Car, de ce jour, ils se trouvèrent en quelque sorte ennemis-nés, étant chacun d’une nature en opposition perpétuelle avec celle de l’autre.

Kiche lécha doucement son petit et tenta de s’opposer à ce qu’il s’éloignât d’elle désormais. Mais la curiosité de Croc-Blanc allait toujours croissant. Oublieux de sa mésaventure, il se remit incontinent en route, afin de poursuivre son enquête. Il tomba sur un des animaux-hommes, sur Castor-Gris, qui était assis sur ses talons, occupé avec des morceaux de bois et des brins de mousse, répandus devant lui sur le sol. Le louveteau s’approcha et regarda. Castor-Gris fit des bruits de bouche que Croc-Blanc interpréta non hostiles, et il vint encore plus près.

Femmes et enfants apportaient de nouveaux bouts de bois et d’autres branches à l’Indien. C’était évidemment là l’affaire du moment. Le louveteau s’approcha jusqu’à toucher le genou de Castor-Gris, oubliant, telle était sa curiosité, que celui-ci était un terrible animal-homme. Soudain, il vit entre les mains de Castor-Gris, comme un brouillard qui s’élevait des morceaux de bois et de la mousse. Puis une chose vivante apparut, qui brillait et qui tournoyait, et était de la même couleur que le soleil dans le ciel.

Croc-Blanc ne connaissait rien du feu. La lueur qui en jaillissait l’attira, comme la lumière du jour l’avait, dans sa première enfance, conduit vers l’entrée de la caverne, et il rampa vers la flamme. Il entendit Castor-Gris éclater de rire au-dessus de sa tête. Le son du rire, non plus, n’était pas hostile. Alors il vint toucher la flamme avec son nez et, en même temps, sortit sa petite langue pour la lécher.

Pendant une seconde, il demeura paralysé. L’Inconnu, qui l’avait guetté parmi les bouts de bois et la mousse, l’avait férocement saisi par le nez. Puis il sauta en arrière, avec une explosion de glapissements affolés « Ki-yis ! Ki-yis ! Ki-yis ! »

Kiche, en l’entendant, se mit à bondir au bout de son bâton, en grondant, furieuse, parce qu’elle ne pouvait venir au secours du louveteau. Mais Castor-Gris riait à gorge déployée, tapant ses cuisses avec ses mains et contant l’histoire à tout le campement, jusqu’à ce que chacun éclatât, comme lui, d’un rire inextinguible. Quant à Croc-Blanc, assis sur son derrière, il criait, de plus en plus éperdu : « Ki-yis ! Ki-yis ! » et seul, abandonné de tous, faisait au milieu des animaux-hommes une pitoyable petite figure.

C’était le pire mal qu’il avait encore connu. Son nez et sa avaient été tous deux mis à vif par la chose vivante, couleur de soleil, qui avait grandi entre les mains de Castor-Gris. Il cria, cria interminablement, et chaque explosion nouvelle de ses hurlements était accueillie par un redoublement d’éclats de rire des animaux-hommes. Il tenta d’adoucir avec sa la brûlure de son nez, mais les deux souffrances, se juxtaposant, ne firent qu’en produire une plus grande, et il cria plus désespérément que jamais.

À la fin, la honte le prit. Il connut ce qu’était le rire et ce qu’il signifiait. Il ne nous est pas donné de nous expliquer comment certains animaux comprennent la nature du rire humain et connaissent que nous rions d’eux. Ce qui est certain, c’est que le louveteau eut la claire notion que les animaux-hommes se moquaient de lui et qu’il en eut honte.

Il se sauva, non par suite de la douleur que ses brûlures lui faisaient éprouver, mais parce qu’il fut vexé, dans son amour-propre, de se voir un objet de raillerie. Et il s’en fut vers Kiche, toujours furieuse au bout de son bâton, comme une bête enragée, vers Kiche, la seule créature au monde qui ne riait pas de lui.

Le crépuscule tomba et la nuit vint. Croc-Blanc demeurait couché près de sa mère. Son nez et sa langue étaient endoloris. Mais un autre et plus grand sujet de trouble le tourmentait. Il regrettait la tanière où il était né, il aspirait à la quiétude enveloppante de la caverne, sur la falaise, au-dessus du torrent. La vie était devenue trop peuplée. Ici, il y avait trop d’animaux-hommes, hommes, femmes et enfants, qui faisaient tous des bruits irritants, et il y avait des chiens toujours aboyant et mordant, qui éclataient en hurlements à tout propos et engendraient de la confusion.

La tranquille solitude de sa première existence était finie. Ici, l’air même palpitait de vie, en un incessant murmure et bourdonnement, dont l’intensité variait brusquement, d’un instant à l’autre, et dont les notes diverses lui portaient sur les nerfs et irritaient ses sens. Il en était crispé et inquiet, et immensément las, avec la crainte perpétuelle de quelque imminente catastrophe.

Il regardait se mouvoir et aller et venir dans le camp les animaux-hommes. Il les regardait avec le respect distant que met l’homme entre lui et les dieux qu’il invente. Dans son obscure compréhension, ils étaient, comme ces dieux pour l’homme, de surprenantes créatures, des êtres de puissance disposant à leur gré de toutes les forces de l’Inconnu. Seigneurs et maîtres de tout ce qui vit et de tout ce qui ne vit pas, forçant à obéir tout ce qui se meut et imprimant le mouvement à ce qui ne se meut pas, ils faisaient jaillir de la mousse et du bois mort la flamme couleur de soleil, la flamme qui vivait et qui mordait.

Ils étaient des faiseurs de feu ! Ils étaient des dieux !

IX . Les faiseurs de feu

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Sur eux, à l’improviste, tomba le louveteau. Ce fut de sa faute. Il avait manqué de prudence et marché sans voir. Encore lourd de sommeil (il avait chassé toute la nuit et venait à peine de se réveiller), il avait quitté la caverne et était, en trottant, descendu vers le torrent, pour y boire. À vrai dire, le sentier lui était familier et jamais nul accident ne lui était arrivé.

Il avait dépassé le sapin renversé, traversé la clairière et courait parmi les arbres. Au même instant, il vit et flaira. Devant lui, assises par terre, en silence, étaient cinq choses vivantes, telles qu’il n’en avait jamais rencontrées de semblables. C’était sa première vision de l’humanité.

Les cinq hommes, à son aspect, et cela le surprit, ne bondirent pas sur leurs pieds, ne montrèrent pas leurs dents, ni ne grondèrent. Ils ne firent pas un mouvement, mais demeurèrent silencieux et fatidiques.

Le louveteau, non plus, ne bougea pas. Tout l’instinct de sa nature sauvage l’eût cependant poussé à fuir, si un autre instinct ne s’était, impératif et soudain, élevé en lui. Un étonnement inconnu s’emparait de son esprit. Il se sentait amoindri tout à coup par une notion nouvelle de sa petitesse et débilité. Un pouvoir supérieur, très loin, très haut au-dessus de lui, s’appesantissait sur son être et le maîtrisait.

Le louveteau n’avait jamais vu d’homme, et pourtant l’instinct de l’homme était en lui. Dans l’homme il reconnaissait obscurément l’animal qui avait combattu et vaincu tous les autres animaux du Wild. Ce n’étaient pas seulement ses yeux qui regardaient, mais ceux de tous ses ancêtres, prunelles qui avaient, durant des générations, encerclé dans l’ombre et la neige d’innombrables campements humains, épié de loin, sur l’horizon, ou de plus près, dans l’épaisseur des taillis, l’étrange bête à deux pattes qui était le seigneur et maître de toutes les choses vivantes.

Cet héritage moral et surnaturel, fait de crainte et de luttes accumulées, pendant des siècles, étreignait le louveteau, trop jeune encore pour s’en dégager. Loup adulte, il eût pris rapidement la fuite. Tel qu’il était, il se coucha, paralysé d’effroi, acceptant déjà la soumission que sa race avait consentie, le premier jour où un loup vint s’asseoir au feu de l’homme, pour s’y chauffer.

Un des Indiens finit par se lever, marcha dans sa direction et s’arrêta au-dessus de lui. Le louveteau se colla davantage encore contre le sol. C’était l’Inconnu, concrétisé en chair et en sang, qui se penchait sur lui, pour le saisir. Sa fourrure eut un hérissement inconscient, ses lèvres se rétractèrent et il découvrit ses petits crocs. La main qui le surplombait, comme une condamnation, hésita et l’homme dit en riant :

« Wabam wabisca ip pit tah ! (Regardez les crocs blancs !) »

Les autres Indiens se mirent à rire lourdement et excitèrent l’homme à saisir le louveteau. Tandis que la main s’abaissait, plus bas, plus bas, une violente lutte intérieure se livrait chez celui-ci, entre les divers instincts qui le partageaient. Il ne savait s’il devait seulement gronder, ou combattre. Finalement, il gronda jusqu’au moment où la main le toucha, puis engagea la bataille. Ses dents brillèrent et mordirent. L’instant d’après il reçut, sur un des côtés de la tête, un coup qui le fit basculer. Alors tout instinct de lutte l’abandonna. Il se prit à gémir comme un enfant et l’instinct de la soumission l’emporta sur tous les autres. S’étant relevé, il s’assit sur son derrière en piaulant. Mais l’Indien qu’il avait mordu était en colère et le louveteau reçut un second coup sur l’autre côté de la tête. Il piaula encore plus fort.

Les quatre autres Indiens s’esclaffaient de plus en plus, si bien que leur camarade se mit à rire lui aussi. Ils entourèrent tous le louveteau et se moquèrent de lui, tandis qu’il geignait, de terreur et de peine.

Tout à coup, bête et Indiens dressèrent l’oreille. Le louveteau savait ce qu’annonçait le bruit qui se faisait entendre et, cessant de gémir, il jeta un long cri, où il y avait plus de joie maintenant que d’effroi. Puis il se tut et attendit, attendit l’arrivée de sa mère, de sa mère libératrice indomptable et terrible, qui savait si bien combattre, et tuait tout ce qui lui résistait, et n’avait jamais peur.

Elle arrivait, courant et grondant. Elle avait perçu la plainte de son petit et se précipitait pour le secourir. Elle bondit au milieu du groupe, magnifique, transfigurée dans sa furieuse et inquiète maternité. Son irritation protectrice était un réconfort pour le louveteau, qui sauta vers elle, avec un petit cri joyeux, tandis que les animaux-hommes se reculaient, en hâte, de plusieurs pas. La louve s’arrêta, près de son petit, qui se pressait contre elle, et fit face aux Indiens. Un sourd grondement sortit de son gosier. La menace contractait sa face et son nez, qui se plissait, se relevait presque jusqu’à ses yeux, en une prodigieuse et mauvaise grimace de colère.

Il y eut alors un cri que lança l’un des hommes.

« Kiche ! » voilà ce qu’il cria, avec une exclamation de surprise.

Le louveteau sentit, à cette voix, vaciller sa mère.

« Kiche ! » cria l’homme à nouveau, durement, cette fois, et d’un ton de commandement.

Et le louveteau vit alors sa mère, la louve impavide, se plier jusqu’à ce que son ventre touchât le sol, en geignant et en remuant la queue, avec tous les signes coutumiers de soumission et de paix. Il n’y comprenait rien et était stupéfié. La terreur de l’homme le reprenait. Son instinct ne l’avait pas trompé et sa mère le subissait comme lui. Elle aussi rendait hommage à l’animal-homme.

L’Indien qui avait parlé vint vers elle. Il posa sa main sur sa tête et elle ne fit que s’en aplatir davantage. Elle ne grondait, ni ne tentait de mordre. Les autres Indiens s’étaient pareillement rapprochés et, rangés autour de la louve, ils la palpaient et caressaient, sans aviver chez elle la moindre velléité de résistance ou de révolte.

Les cinq hommes étaient fort excités et leurs bouches menaient grand bruit. Mais comme ce bruit n’avait rien de menaçant, le louveteau se décida à venir se coucher près de sa mère, se hérissant encore de temps à autre, mais faisant de son mieux pour se soumettre.

— Ce qui se passe n’a rien de surprenant, dit un des Indiens. Le père de Kiche était un loup. Il est vrai que sa mère était une chienne. Mais mon frère ne l’avait-il pas attachée dans les bois, trois nuits durant, au moment de la saison des amours. Alors c’est un loup qui la couvrit.

— Un an s’est écoulé, Castor-Gris, depuis que Kiche s’est échappée.

— Tu comptes bien, Langue-de-Saumon. C’était à l’époque de la famine que nous avons subie, alors que nous n’avions plus de viande à donner aux chiens.

— Elle a vécu avec les loups, dit un troisième Indien.

— Cela paraît juste, Trois-Aigles, répartit Castor-Gris en touchant de sa sa main le louveteau, et en voici la preuve.

Le louveteau, au contact de la main, esquissa un grognement. La main se retira et lui administra une calotte. Sur quoi, il recouvrit ses crocs et s’accroupit avec soumission. La main revint alors et le frotta amicalement derrière les oreilles, et tout le long de son dos.

— Ceci prouve cela, reprit Castor-Gris. Il est clair que sa mère est Kiche. Mais, une fois de plus, son père est un loup. C’est pourquoi il y a en lui peu du chien et beaucoup du loup. Ses crocs sont blancs, et White Fang (Croc-Blanc) doit être son nom. J’ai parlé. C’est mon chien. Kiche n’était-elle pas la chienne de mon frère ? Et mon frère n’est-il pas mort ?

Pendant un instant, les animaux-hommes continuèrent à faire du bruit avec leurs bouches. Durant ce colloque, le louveteau, qui venait de recevoir un nom dans le monde, demeurait tranquille et attendait. Puis Castor-Gris, prenant un couteau dans un petit sac qui pendait sur son estomac, alla vers un buisson et y coupa un bâton. Croc-Blanc l’observait. Aux deux bouts du bâton, l’Indien fixa une lanière. Avec l’une, il attacha Kiche par le cou et, ayant conduit la louve près d’un petit sapin, y noua l’autre lanière.

Croc-Blanc suivit sa mère et se coucha près d’elle. Il vit Langue-de-Saumon avancer la main vers lui, et la peur le reprit. Kiche, de son côté, regardait avec anxiété. Mais l’Indien, élargissant ses doigts et les recourbant, le roula sens dessus dessous et commença à lui frotter le ventre d’une manière délicieuse. Le louveteau, les quatre pattes en l’air, se laissait tripoter, gauche et cocasse, et sans essayer de résister. Comment d’ailleurs l’aurait-il pu dans la position où il se trouvait ? Si l’animal-homme avait l’intention de le maltraiter, il lui était livré sans défense et était incapable de fuir.

Il se résigna donc et se contenta de gronder doucement. C’était plus fort que lui. Mais Langue-de-Saumon n’eut point l’air de s’en apercevoir et ne lui donna aucun coup sur la tête. Il continua, au contraire, à le frictionner de haut en bas, et le louveteau sentit croître le plaisir qu’il en éprouvait. Lorsque la main caressante passa sur ses flancs, il cessa tout à fait de gronder. Puis, quand les doigts remontèrent à ses oreilles, les pressant moelleusement vers leur base, son bonheur ne connut plus de bornes. Quand, enfin, après une dernière et savante friction, l’Indien le laissa tranquille et s’en alla, toute crainte s’était évanouie dans l’esprit du louveteau. Sans doute d’autres peurs l’attendaient dans l’avenir. Mais, de ce jour, confiance et camaraderie étaient établies avec l’homme, en société de qui il allait vivre.

Au bout de quelque temps, Croc-Blanc entendit s’approcher des bruits insolites. Prompt à observer et à classer, il les reconnut aussitôt comme étant produits par l’animal-homme. Quelques instants plus tard, en effet, toute la tribu indienne surgissait du sentier. Il y avait beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants, quarante têtes au total, tous lourdement chargés des bagages du camp, de provisions de bouche et d’ustensiles.

Il y avait aussi beaucoup de chiens et ceux-ci, à à l’exception des tout petits, n’étaient pas moins chargés que les gens. Des sacs étaient liés sur leur dos et chaque bête portait un poids de vingt à trente livres. Croc-Blanc n’avait, auparavant, jamais vu de chiens, mais cette première vision lui suffit pour comprendre que c’était là un animal appartenant à sa propre espèce, avec quelque chose de différent. Quant aux chiens, ce fut surtout la différence qu’ils sentirent en apercevant le louveteau et sa mère.

Il y eut une ruée effroyable. Croc-Blanc se hérissa, hurla et mordit au hasard dans le flot qui, gueules ouvertes, déferlait sur lui. Il tomba et roula sous les chiens, éprouvant la morsure cruelle de leurs dents et, lui-même, mordant et déchirant, au-dessus de sa tête, pattes et ventres. Il entendait, dans la mêlée, les hurlements de Kiche qui combattait pour lui, les cris des animaux-hommes et le bruit de leurs gourdins dont ils frappaient les chiens, qui, sous les coups, gémissaient de douleur.

Tout ceci fut seulement l’histoire de quelques secondes. Le louveteau, remis sur pied, vit les Indiens qui le défendaient, repousser les chiens en arrière, à l’aide de bâtons et de pierres, et le sauver de l’agression féroce de ses frères qui, pourtant, n’étaient pas tout à fait ses frères. Et, quoiqu’il n’y eût point place en son cerveau pour la conception d’un sentiment aussi abstrait que celui de la justice, il sentit, à sa façon, la justice des animaux-hommes. Il connut qu’ils édictaient des lois et les imposaient.

Étrange était aussi la façon dont ils procédaient pour dicter leurs lois. Dissemblables de tous les animaux que le louveteau avait rencontrés jusque-là, ils ne mordaient ni ne griffaient. Ils imposaient leur force vivante par l’intermédiaire des choses mortes. Celles-ci leur servaient de morsures. Bâtons et pierres, dirigés par ces bizarres créatures, sautaient à travers les airs, à l’instar de choses vivantes, et s’en allaient frapper les chiens.

Il y avait là, pour son esprit, un pouvoir extraordinaire et inexplicable, qui dépassait les bornes de la nature et était d’un dieu. Croc-Blanc, cela va de soi, ignorait tout de la divinité. Tout au plus pouvait-il soupçonner que des choses existaient au delà de celles dont il avait la notion. Mais l’étonnement et la crainte qu’il ressentait en face des animaux-hommes était assez exactement comparable à l’étonnement et à la crainte qu’aurait éprouvés un homme se trouvant, sur le faîte de quelque montagne, devant un être divin, qui tiendrait des foudres dans chaque main et les lancerait sur le monde terrifié.

Le dernier chien ayant été refoulé en arrière, le charivari prit fin. Le louveteau se mit à lécher ses meurtrissures. Puis il médita sur son premier contact avec la troupe cruelle de ses prétendus frères et sur son introduction parmi eux. Il n’avait jamais songé que l’espèce à laquelle il appartenait pût contenir d’autres spécimens que le vieux loup borgne, sa mère et lui-même. Ils constituaient à eux trois, dans sa pensée, une race à part. Et, tout à coup, il découvrait que beaucoup d’autres créatures s’apparentaient à sa propre espèce. Il lui parut obscurément injuste que le premier mouvement de ces frères de race eût été de bondir sur lui et de tenter de l’anéantir.

Il était non moins chagrin de voir sa mère attachée avec un bâton, même en pensant que c’était la sagesse supérieure des animaux-hommes qui l’avait voulu. Cela sentait l’esclavage. À l’esclavage il n’avait pas été habitué. La liberté de rôder, de courir, de se coucher par terre, là où il lui plaisait, avait été son lot jusqu’à ce jour et, maintenant, il était captif. Les mouvements de sa mère étaient réduits à la longueur du bâton auquel elle était liée. Et à ce même bâton il était comme lié lui-même, car il n’avait pas encore eu l’idée qu’il pouvait se séparer de sa mère.

Il n’aima pas cette contrainte. Il n’aima pas non plus quand les animaux-hommes, s’étant levés, se remirent en marche. Un animal-homme, malingre d’aspect, prit dans sa main la lanière du bâton qui attachait Kiche et emmena la louve derrière lui. Derrière Kiche suivait Croc-Blanc, grandement perturbé et tourmenté par la nouvelle aventure qui s’abattait sur lui.

Le cortège descendit la vallée, continuant bien au delà des plus longues courses du louveteau, jusqu’au point où le torrent se jetait dans le fleuve Mackenzie. À cet endroit, des canots étaient juchés en l’air, sur des perches, et s’étendaient des claies destinées à faire sécher le poisson.

On s’arrêta et on campa. La supériorité des animaux-hommes s’affirmait de plus en plus. Plus encore que leur domination sur les chiens aux dents aiguës, ce spectacle marquait leur puissance. Grâce à leur pouvoir d’imprimer du mouvement aux choses immobiles, il leur était loisible de changer la vraie face du monde.

La plantation et le dressage des perches destinées à monter le camp attira l’attention du louveteau. Cette opération était peu de chose, accomplie par les mêmes créatures qui lançaient à distance des bâtons et des pierres. Mais, quand il vit les perches se réunir et se couvrir de toiles et de peaux ; pour former des tentes, Croc-Blanc fut stupéfait. Ces tentes, d’une colossale et impressionnante grandeur, s’élevaient partout autour de lui, grandissant à vue d’œil, de tous côtés, comme de monstrueuses formes de vie. Elles emplissaient le champ presque entier de sa vision et, menaçantes, le dominaient lui-même. Lorsque la brise les agitait, en de grands mouvements, il se couchait sur le sol, effaré et craintif, sans toutefois les perdre des yeux, prêt à bondir et à fuir au loin, s’il lui arrivait de les voir se précipiter sur sa tête.

Après un moment, son effroi des tentes prit fin. Il vit que femmes et enfants y pénétraient et en sortaient sans aucun mal, et les chiens aussi tenter d’y entrer, mais en être chassés rudement, de la voix ou au moyen de pierres volantes. Bientôt Croc-Blanc, quittant les côtés de Kiche, rampait à son tour, avec précaution, vers la tente la plus proche. Sa curiosité, sans cesse en éveil, le besoin d’apprendre et de connaître, par sa propre expérience, le poussaient. Les derniers pouces à franchir vers le mur de toile et de peau le furent avec un redoublement de prudence et une avance imperceptible. Les événements de la journée avaient préparé le louveteau au contact de l’Inconnu, à ses manifestations les plus merveilleuses et les plus inattendues. Enfin son nez toucha l’enveloppe de la tente. Il attendit, rien n’arriva. Il flaira l’étrange matière, saturée de l’odeur de l’homme, et prenant l’enveloppe dans ses dents, donna une petite secousse. Rien n’arriva encore, sinon qu’une partie de la tente se mit à remuer. Il secoua plus hardiment. Le mouvement s’accentua. Il était ravi. Il secoua toujours plus fort et récidiva jusqu’à ce que la tente entière fût en mouvement. Alors le cri perçant d’un Indien se fit entendre et effraya le louveteau, qui revint en toute hâte vers sa mère. Mais jamais plus depuis il n’eut peur des énormes tentes.

Cette émotion passée, Croc-Blanc s’écarta à nouveau de Kiche qui, liée à un pieu, ne pouvait le suivre.

Il ne tarda pas à rencontrer un jeune chien, un peu plus grand et plus âgé que lui, qui venait à sa rencontre, à pas comptés, et dissimulant des intentions belliqueuses. Le nom du jeune chien, que le louveteau connut par la suite, en l’entendant appeler, était Lip-Lip. Il était déjà redoutable et, par ses luttes avec les autres petits chiens, avait acquis l’expérience de la bataille.

Lip-Lip appartenait à la race des chiens-loups, qui avait le plus de parenté avec Croc-Blanc ; il était jeune et semblait peu dangereux. Aussi le louveteau se préparait-il à le recevoir en ami. Mais, quand il vit que la marche de l’étranger se raidissait et que ses lèvres retroussées découvraient ses dents, il se raidit lui aussi et répondit en montrant sa mâchoire. Ils se mirent à tourner en rond, l’un autour de l’autre, hérissés et grondant. Ce manège dura plusieurs minutes et Croc-Blanc commençait à s’en amuser, comme d’un jeu, quand tout à coup, avec une surprenante vivacité, Lip-Lip sauta sur lui, lui jeta une morsure rapide et sauta, derechef, en arrière.

La morsure avait atteint le louveteau à son épaule déjà blessée par le lynx et qui, dans le voisinage de l’os, était intérieurement demeurée douloureuse. La surprise et le coup lui arrachèrent un gémissement ; mais, l’instant d’après, en un bond de colère, il s’élança sur Lip-Lip et le mordit furieusement. Lip-Lip, nous l’avons dit, était déjà rompu au combat. Trois fois, quatre fois, une demi-douzaine de fois, ses petits crocs pointus s’acharnèrent sur Croc-Blanc, qui, tout décontenancé, finit par lâcher pied et par se sauver, honteux et dolent, près de sa mère, en lui demandant protection.

Ce fut sa première bataille avec Lip-Lip. Elle ne devait pas être la dernière. Car, de ce jour, ils se trouvèrent en quelque sorte ennemis-nés, étant chacun d’une nature en opposition perpétuelle avec celle de l’autre.

Kiche lécha doucement son petit et tenta de s’opposer à ce qu’il s’éloignât d’elle désormais. Mais la curiosité de Croc-Blanc allait toujours croissant. Oublieux de sa mésaventure, il se remit incontinent en route, afin de poursuivre son enquête. Il tomba sur un des animaux-hommes, sur Castor-Gris, qui était assis sur ses talons, occupé avec des morceaux de bois et des brins de mousse, répandus devant lui sur le sol. Le louveteau s’approcha et regarda. Castor-Gris fit des bruits de bouche que Croc-Blanc interpréta non hostiles, et il vint encore plus près.

Femmes et enfants apportaient de nouveaux bouts de bois et d’autres branches à l’Indien. C’était évidemment là l’affaire du moment. Le louveteau s’approcha jusqu’à toucher le genou de Castor-Gris, oubliant, telle était sa curiosité, que celui-ci était un terrible animal-homme. Soudain, il vit entre les mains de Castor-Gris, comme un brouillard qui s’élevait des morceaux de bois et de la mousse. Puis une chose vivante apparut, qui brillait et qui tournoyait, et était de la même couleur que le soleil dans le ciel.

Croc-Blanc ne connaissait rien du feu. La lueur qui en jaillissait l’attira, comme la lumière du jour l’avait, dans sa première enfance, conduit vers l’entrée de la caverne, et il rampa vers la flamme. Il entendit Castor-Gris éclater de rire au-dessus de sa tête. Le son du rire, non plus, n’était pas hostile. Alors il vint toucher la flamme avec son nez et, en même temps, sortit sa petite langue pour la lécher.

Pendant une seconde, il demeura paralysé. L’Inconnu, qui l’avait guetté parmi les bouts de bois et la mousse, l’avait férocement saisi par le nez. Puis il sauta en arrière, avec une explosion de glapissements affolés « Ki-yis ! Ki-yis ! Ki-yis ! »

Kiche, en l’entendant, se mit à bondir au bout de son bâton, en grondant, furieuse, parce qu’elle ne pouvait venir au secours du louveteau. Mais Castor-Gris riait à gorge déployée, tapant ses cuisses avec ses mains et contant l’histoire à tout le campement, jusqu’à ce que chacun éclatât, comme lui, d’un rire inextinguible. Quant à Croc-Blanc, assis sur son derrière, il criait, de plus en plus éperdu : « Ki-yis ! Ki-yis ! » et seul, abandonné de tous, faisait au milieu des animaux-hommes une pitoyable petite figure.

C’était le pire mal qu’il avait encore connu. Son nez et sa avaient été tous deux mis à vif par la chose vivante, couleur de soleil, qui avait grandi entre les mains de Castor-Gris. Il cria, cria interminablement, et chaque explosion nouvelle de ses hurlements était accueillie par un redoublement d’éclats de rire des animaux-hommes. Il tenta d’adoucir avec sa la brûlure de son nez, mais les deux souffrances, se juxtaposant, ne firent qu’en produire une plus grande, et il cria plus désespérément que jamais.

À la fin, la honte le prit. Il connut ce qu’était le rire et ce qu’il signifiait. Il ne nous est pas donné de nous expliquer comment certains animaux comprennent la nature du rire humain et connaissent que nous rions d’eux. Ce qui est certain, c’est que le louveteau eut la claire notion que les animaux-hommes se moquaient de lui et qu’il en eut honte.

Il se sauva, non par suite de la douleur que ses brûlures lui faisaient éprouver, mais parce qu’il fut vexé, dans son amour-propre, de se voir un objet de raillerie. Et il s’en fut vers Kiche, toujours furieuse au bout de son bâton, comme une bête enragée, vers Kiche, la seule créature au monde qui ne riait pas de lui.

Le crépuscule tomba et la nuit vint. Croc-Blanc demeurait couché près de sa mère. Son nez et sa langue étaient endoloris. Mais un autre et plus grand sujet de trouble le tourmentait. Il regrettait la tanière où il était né, il aspirait à la quiétude enveloppante de la caverne, sur la falaise, au-dessus du torrent. La vie était devenue trop peuplée. Ici, il y avait trop d’animaux-hommes, hommes, femmes et enfants, qui faisaient tous des bruits irritants, et il y avait des chiens toujours aboyant et mordant, qui éclataient en hurlements à tout propos et engendraient de la confusion.

La tranquille solitude de sa première existence était finie. Ici, l’air même palpitait de vie, en un incessant murmure et bourdonnement, dont l’intensité variait brusquement, d’un instant à l’autre, et dont les notes diverses lui portaient sur les nerfs et irritaient ses sens. Il en était crispé et inquiet, et immensément las, avec la crainte perpétuelle de quelque imminente catastrophe.

Il regardait se mouvoir et aller et venir dans le camp les animaux-hommes. Il les regardait avec le respect distant que met l’homme entre lui et les dieux qu’il invente. Dans son obscure compréhension, ils étaient, comme ces dieux pour l’homme, de surprenantes créatures, des êtres de puissance disposant à leur gré de toutes les forces de l’Inconnu. Seigneurs et maîtres de tout ce qui vit et de tout ce qui ne vit pas, forçant à obéir tout ce qui se meut et imprimant le mouvement à ce qui ne se meut pas, ils faisaient jaillir de la mousse et du bois mort la flamme couleur de soleil, la flamme qui vivait et qui mordait.

Ils étaient des faiseurs de feu ! Ils étaient des dieux !



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