C’était la louve qui avait, la première, entendu le son des voix humaines et les aboiements haletants des chiens attelés aux traîneaux. La première, elle avait fui loin de l’homme recroquevillé dans son cercle de flammes à demi-éteintes. Les autres loups ne pouvaient se résigner à renoncer à cette proie réduite à merci et, durant quelques minutes, ils demeurèrent encore sur place, écoutant les bruits suspects qui s’approchaient d’eux. Finalement, eux aussi prirent peur et ils s’élancèrent sur la trace marquée par la louve.

Un grand loup gris, un des leaders[1] habituels de la troupe, courait en tête. Il grondait, pour avertir les plus jeunes de ne point rompre l’alignement, et leur distribuait au besoin des coups de crocs, s’ils avaient la prétention de passer devant lui. Il augmenta son allure à l’aspect de la louve qui, maintenant, trottait avec tranquillité dans la neige, et ne tarda pas à la rejoindre.

Elle vint se ranger d’elle-même à son côté comme si c’était là sa position coutumière, et ils prirent tous deux la direction de la horde. Le grand loup gris ne grondait pas, ni ne montrait les dents, quand, d’un bond, elle s’amusait à prendre sur lui quelque avance. Il semblait, au contraire, lui témoigner une vive bienveillance, une bienveillance tellement vive qu’il tendait sans cesse à se rapprocher plus près d’elle. Et c’est elle, alors, qui grondait et montrait ses crocs. Elle allait, à l’occasion, jusqu’à le mordre durement à l’épaule, ce qu’il acceptait sans colère. Il se contentait de faire un saut de côté et, se tenant à l’écart de son irascible compagne, continuait à conduire la troupe, d’un air raide et vexé, comme un amoureux éconduit.

Ainsi escortée sur son flanc droit, la louve était flanquée, sur son flanc gauche, d’un vieux loup grisâtre et pelé, tout marqué des stigmates de maintes batailles. Il ne possédait plus qu’un œil, qui était l’œil droit, ce qui expliquait la place qu’il avait choisie par rapport à la louve. Lui aussi mettait une obstination continue à la serrer de près, à effleurer, de son museau balafré, sa hanche, son épaule ou son cou. Elle le tenait à distance, comme elle faisait avec son autre galant. Parfois les deux rivaux la, pressaient simultanément, en la bousculant avec rudesse, et, pour se dégager, elle redoublait, à droite et à gauche, ses morsures aiguës. Tout en galopant de chaque côté d’elle, les deux loups se menaçaient l’un l’autre, de leurs dents luisantes. Seule, la faim plus impérieuse que l’amour, les empêchait de se combattre.

Le vieux loup borgne avait près de lui, du côté opposé à la louve, un jeune loup de trois ans, arrivé au terme de sa croissance, et qui pouvait passer pour un des plus vigoureux de la troupe. Les deux bêtes, quand elles étaient lasses, s’appuyaient amicalement l’une sur l’autre, de l’épaule ou de la tête. Mais le jeune loup, par moments, ralentissant sa marche d’un air innocent, se laissait dépasser par son vieux compagnon et, sans être aperçu, se glissait entre lui et la louve. La louve, frôlée par ce troisième amoureux, se mettait à gronder et se retournait. Le vieux loup en faisait autant, et aussi le grand loup gris, qui était à droite.

Devant cette triple rangée de dents redoutables, le jeune loup s’arrêtait brusquement et s’asseyait sur son derrière, droit sur ses pattes de devant, grinçant des crocs, lui aussi, et hérissant le poil de son dos. Une confusion générale en résultait parmi les autres loups, ceux qui fermaient la marche pressant ceux du front, qui finalement s’en prenaient au jeune loup et lui administraient des coups de crocs à foison. Il supportait ce traitement sans broncher et, avec la foi sans limites qui est l’apanage de la jeunesse, il répétait de temps à autre sa manœuvre, quoiqu’elle ne lui rapportât rien de bon.

Les loups couvrirent dans cette journée un grand nombre de milles[2], sans briser, dans ces incidents, leur formation serrée. À l’arrière, boitaient les plus faibles, les très jeunes comme les très vieux. Les plus robustes marchaient en tête. Tous, tant qu’ils étaient, ils ressemblaient à une armée de squelettes. Mais leurs muscles d’acier paraissaient une source inépuisable d’énergie.

Mouvements et contractions se succédaient, sans répit, sans fin que l’on pût prévoir, et sans effort apparent ni fatigue. La nuit et le jour qui suivirent, ils continuèrent leur course. Ils couraient à travers la vaste solitude de ce monde désert, où ils vivaient seuls, cherchant une autre vie à dévorer, pour perpétuer la leur.

Ils traversèrent des plaines basses et franchirent une douzaine de petites rivières glacées, avant de trouver ce qu’ils quêtaient. Ils tombèrent enfin sur des élans. Ce fut un gros mâle qu’ils rencontrèrent d’abord. Voilà, à la bonne heure ! de la viande et de la vie, que ne défendaient point des feux mystérieux et des flammes volant en l’air. Larges sabots et andouillers palmés, ils connaissaient cela. Jetant au vent toute patience et leur prudence coutumière, ils engagèrent aussitôt le combat. Celui-ci fut bref et féroce. Le grand élan fut assailli de tous côtés. Vainement, les roulant dans la neige, il assénait aux loups des coups adroits de ses sabots, ou les frappait de ses vastes cornes, en s’efforçant de leur fendre le crâne ou de leur ouvrir le ventre. La lutte était pour lui sans issue. Il tomba sur le sol, la louve pendue à sa gorge, et sous une nuée de crocs, accrochés partout où son corps pouvait livrer prise, il fut dévoré vif, tout en combattant et avant d’avoir achevé sa dernière riposte.

Il y eut, pour les loups, de la nourriture en abondance. L’élan pesait plus de huit cents livres, ce qui donnait vingt pleines livres de viande pour chacune des quarante gueules de la troupe. Mais, si l’estomac des loups était susceptible de jeûnes prodigieux, non moins prodigieuse était sa faculté d’absorption. Quelques os éparpillés furent, en quelques heures, tout ce qui restait du splendide animal, qui avait fait face, si vaillamment, à la horde de ses ennemis.

Le repos vint ensuite, et le sommeil. Puis les jeunes mâles commencèrent à se quereller entre eux. La famine était terminée ; les loups étaient arrivés à la Terre Promise. Ils continuèrent, pendant quelques jours encore, à chasser de compagnie la petite bande d’élans qu’ils avaient dépistée. Mais ils y mettaient maintenant quelque précaution, s’attaquant de préférence aux femelles, plus lourdes dans leurs mouvements, ou aux vieux mâles. Finalement, la troupe des loups se partagea en deux parties, qui s’éloignèrent chacune dans des directions différentes.

La louve, le grand loup gris, le vieux loup borgne et le jeune loup de trois ans conduisirent une des deux troupes dans la direction de l’Est, vers le fleuve Mackenzie[3] et la région des Lacs. Chaque jour, s’éclaircissait la petite cohorte. Les loups partaient, deux par deux, mâle et femelle ensemble. Parfois, un mâle, sans femelle avec qui cheminer, s’accoupler, était chassé, à coups de dents, par les autres mâles. Il ne resta plus, au bout du compte, que la louve et son trio d’amoureux.

Tous trois portaient les marques sanglantes de ses morsures et elle demeurait toujours inexorable à chacun d’eux. Mais ils continuaient à ne pas se défendre contre ses crocs. Ils se contentaient, pour apaiser son courroux, de se détourner, en remuant la queue et en dansant devant elle de petits pas.

Aussi doux ils se montraient envers elle, aussi féroces étaient-ils l’un vis-à-vis de l’autre. Le loup de trois ans sentait croître son audace. Saisissant dans sa gueule, à l’improviste, l’oreille du vieux loup, du côté où celui-ci était borgne, il la déchira profondément et la découpa en minces lanières. Le vieux loup, s’il était moins vigoureux et moins alerte que son jeune rival, lui était supérieur en science et en sagesse. Son œil perdu et son nez balafré témoignaient de son expérience de la vie et de la bataille. Nul doute qu’il ne connût, en temps utile, ce qu’il avait à faire.

Magnifique en effet, lorsque l’heure en fut venue, et tragique à souhait fut la bataille. Le vieux loup borgne et le grand loup gris se réunirent pour attaquer ensemble le loup de trois ans et le détruire. Ils l’entreprirent, sans pitié, chacun de leur côté. Oubliés les jours de chasse commune, les jeux partagés jadis, et la famine subie côte à côte. C’étaient choses du passé. La chose présente, implacable et cruelle par-dessus, toutes, était l’amour. La louve, objet du litige, assise sur son train de derrière, regardait, spectatrice paisible. Paisible et contente, car son jour à elle était venu. C’est pour la posséder que les poils se hérissaient, que les crocs frappaient les crocs, que la chair déchiquetée se convulsait.

Le loup de trois ans, c’était sa première affaire d’amour, perdit la vie dans l’aventure. Les deux vainqueurs, quand il fut mort, regardèrent la louve qui, sans bouger, souriait dans la neige. Mais le vieux loup borgne était le plus roué des deux survivants. Il avait beaucoup appris. Le grand loup gris, détournant la tête, était occupé justement à lécher une blessure qui saignait à son épaule. Son cou se courbait, pour cette opération, et la courbe en était tournée vers le vieux loup. De son œil unique, celui-ci saisit l’opportunité du moment. S’étant baissé pour prendre son élan, il sauta sur la gorge qui s’offrait à ses crocs et referma sur elle sa mâchoire. La déchirure fut large et profonde, et les dents crevèrent au passage la grosse artère. Le grand loup gris eut un grondement terrible et s’élança sur son ennemi, qui s’était rapidement reculé. Mais déjà la vie fuyait hors de lui, son grondement s’étouffait et n’était plus qu’une toux épaisse. Ruisselant de sang et toussant, il combattit encore quelques instants. Puis ses pattes chancelèrent, ses yeux s’assombrirent à la lumière et ses sursauts devinrent de plus en plus courts.

La louve, pendant ce temps, toujours assise sur son derrière, continuait à sourire. Elle était heureuse. Car ceci n’était rien d’autre que la bataille des sexes, la lutte naturelle pour l’amour, la tragédie du Wild, qui n’était tragique que pour ceux qui mouraient. Elle était, pour les survivants, aboutissement et réalisation.

Lorsque le grand loup gris ne bougea plus, le vieux borgne Un-Œil[4] (ainsi l’appellerons-nous désormais) alla vers la louve. Il y avait, dans son allure, de la fierté de sa victoire et de la prudence. Il était prêt à une rebuffade, si elle venait, et ce lui fut une agréable surprise de voir que les dents de la louve ne grinçaient pas vers lui avec colère. Son accueil, pour la première fois, lui fut gracieux. Elle frotta son nez contre le sien et condescendit même à sauter, gambader et jouer en sa compagnie, avec des manières enfantines. Et lui, tout vieux et tout sage qu’il fût, comme elle il fit l’enfant et se livra à maintes folies, pires que les siennes.

Il n’était plus question déjà des rivaux vaincus, ni du conte d’amour écrit en rouge sur la neige. Une fois seulement, le vieux loup dut s’arrêter de jouer, pour lécher le sang qui coulait de ses blessures non fermées. Ses lèvres se convulsèrent, en un vague grondement, et le poil de son cou eut un hérissement involontaire. Il se baissa vers la neige encore rougie, comme s’il allait prendre son élan, et en mordit la surface, dans un spasme brusque de ses mâchoires. Au bout d’un moment, il ne pensa plus à rien derechef, et courut vers la louve qui se sauva, en le conviant à sa suite au plaisir de la chasse à travers bois.

Ils coururent, dès lors, toujours côte à côte, comme de bons amis qui ont fini par se comprendre, chassant, tuant et mangeant en commun.

Ainsi passaient les jours, quand la louve commença à se montrer inquiète. Elle semblait chercher, avec obstination, une chose qu’elle ne trouvait pas.

Les abris que forment, en-dessous d’eux, les amas d’arbres tombés étaient, pour elle, pleins d’attrait. Pénétrant dans les larges crevasses qui s’ouvrent dans la neige, à l’abri des rocs surplombants, elle y reniflait longuement. Un-OEil paraissait complètement détaché de ces recherches, mais il n’en suivait pas moins, avec bonne humeur et fidélité, tous les pas de la louve. Lorsque celle-ci s’attardait un peu trop, dans ses investigations, ou si le passage était trop étroit pour deux, il se couchait sur le sol et attendait placidement son retour.

Sans se fixer de préférence en aucun lieu, ils pérégrinèrent à travers diverses contrées. Puis, revenant vers le Mackenzie, ils suivirent le fleuve, s’en écartant seulement pour remonter, à la piste de quelque gibier, un de ses petits affluents.

Ils tombaient parfois sur d’autres loups qui, comme eux, marchaient ordinairement par couples. Mais il n’y avait plus, de part ni d’autre, de signes mutuels d’amitié, de plaisir à se retrouver, ni de désir de se reformer en troupe. Quelquefois, ils rencontraient des loups solitaires. Ceuxci étaient toujours des mâles et ils faisaient mine, avec insistance, de vouloir se joindre à la louve et à son compagnon. Mais tous deux, épaule contre épaule, le crin hérissé et les dents mauvaises, accueillaient de telle sorte ces avances que le prétendant intempestif tournait bientôt le dos et s’en allait reprendre sa course isolée.

Ils couraient dans les forêts paisibles, par une belle nuit de clair de lune, quand Un-Œil s’arrêta soudain. Il dressa son museau, agita la queue, leva une patte, à la manière d’un chien en arrêt, et ses narines se dilatèrent pour humer l’air. Les effluves qui lui parvinrent ne semblèrent pas le satisfaire et il se mit à respirer l’air de plus belle, tâchant de comprendre l’impalpable message que lui apportait le vent. Un reniflement léger avait suffi à renseigner la louve et elle trotta de l’avant, afin de rassurer son compagnon. Il la suivit, mal tranquillisé, et, à tout moment, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour interroger du nez l’atmosphère.

Ils arrivèrent à une vaste clairière, ouverte parmi la forêt. Rampant avec prudence, la louve s’avança jusqu’au bord de l’espace libre. Le vieux loup la rejoignit, après quelque hésitation, tous ses sens en alerte, chaque poil de son corps s’irradiant de défiance et de suspicion. Tous deux demeurèrent côte à côte, veillant, et reniflant.

Un bruit de chiens qui se querellaient et se battaient arrivait jusqu’à leurs oreilles, ainsi que des cris d’hommes, au son guttural, et des voix plus aiguës de femmes acariâtres et quinteuses. Ils perçurent aussi le cri strident et plaintif d’un enfant. Sauf les masses énormes que formaient les peaux des tentes, ils ne pouvaient guère distinguer que la flamme d’un feu, devant laquelle des corps allaient et venaient, et la fumée qui montait doucement du feu, dans l’air tranquille. Mais les mille relents d’un camp d’Indiens venaient maintenant aux narines des deux bêtes. Et ces relents contaient des tas de choses, que le vieux loup ne pouvait pas comprendre, mais qui de la louve étaient beaucoup moins inconnues.

Elle était étrangement agitée, et reniflait, reniflait, avec un délice croissant. Un-Œil, au contraire, demeurait soupçonneux et ne cachait pas son ennui. Il trahissait, à chaque instant, son désir de s’en aller. Alors la louve se tournait vers lui, lui touchait le nez avec son nez, pour le rassurer ; puis elle regardait à nouveau vers le camp. Son expression marquait une envie impérieuse, qui n’était pas celle de la faim. Une force intérieure, dont elle tressaillait, la poussait à s’avancer plus avant, à s’approcher de ce feu, à s’aller coucher, près de sa flamme, en compagnie des chiens, et à se mêler aux jambes des hommes.

Ce fut Un-OEil qui remporta. Il s’agita tant et si bien que son inquiétude se communiqua à la louve. La mémoire aussi revint à celle-ci de cette autre chose qu’elle cherchait si obstinément, et qu’il y avait pour elle nécessité de trouver. Elle fit volte-face et trotta en arrière, dans la forêt, au grand soulagement du vieux loup qui la précédait, et qui ne fut rassuré qu’une fois le camp perdu de vue.

Comme ils glissaient côte à côte et sans bruit, ainsi que des ombres, au clair de lune, ils rencontrèrent un sentier. Leurs deux nez s’abaissèrent, car des traces de pas y étaient marquées dans la neige. Les traces étaient fraîches. Un-Œil courut en avant, suivi de la louve, et avec toutes les précautions nécessaires. Les coussinets naturels qu’ils avaient sous la plante de leurs pieds s’imprimaient sur la neige, silencieux et moelleux comme un capiton de velours.

Le loup découvrit une petite tache blanche qui, légèrement, se mouvait sur le sol blanc. Il accéléra son allure, déjà rapide. Devant lui, bondissait la petite tache blanche.

Le sentier où il courait était étroit et bordé, de chaque côté, par des taillis de jeunes sapins. Il rattrapa la petite tache blanche et bond par bond l’atteignit. Il était déjà dessus. Un bond de plus, et ses dents s’y enfonçaient. Mais, à cet instant précis, la petite tache blanche s’éleva en l’air, droit au-dessus de sa tête, et il reconnut un lapin-de-neige[5] qui, pendu dans le vide, à un jeune sapin, bondissait, sautait, cabriolait en une danse fantastique.

À ce spectacle, Un-Œil eut un recul effrayé. Puis il s’aplatit sur la neige, en grondant des menaces à l’adresse de cet objet, dangereux peut-être et inexplicable. Mais la louve, étant arrivée, passa avec dédain devant le vieux loup. S’étant, ensuite, tenue tranquille un moment, elle s’élança vers le lapin qui dansait toujours en l’air. Elle sauta haut, mais pas assez pour atteindre la proie convoitée, et ses dents claquèrent les unes contre les autres, avec un bruit métallique. Elle sauta, une seconde fois, puis une troisième.

Un-Œil, s’étant relevé, l’observait. Irrité de ces insuccès, lui-même il bondit dans un puissant élan. Ses dents se refermèrent sur le lapin et il l’attira à terre avec lui. Mais, chose curieuse ! le sapin n’avait point lâché le lapin. Il s’était, à sa suite, courbé vers le sol et semblait menacer le vieux loup. Un-Œil desserra ses mâchoires et, abandonnant sa prise, sauta en arrière, afin de se garer de l’étrange péril. Ses lèvres découvrirent ses crocs, son gosier se gonfla pour une invective, et chaque poil de son corps se hérissa, de rage et d’effroi. Simultanément, le jeune sapin s’était redressé et le lapin, à nouveau envolé, recommença à danser dans le vide.

La louve se fâcha et, en manière de reproche, enfonça ses crocs dans l’épaule du vieux loup. Celui-ci, de plus en plus épouvanté de l’engin inconnu, se rebiffa et recula plus encore, après avoir égratigné le nez de la louve. Alors indignée de l’offense, elle se jeta sur son compagnon qui, en hâte, essaya de l’apaiser et de se faire pardonner sa faute. Elle ne voulut rien entendre et continua vertement à le corriger, jusqu’à ce que, renonçant à l’attendrir, il détournât la tête et, en signe de soumission, offrît de lui-même son épaule à ses morsures.

Le lapin, durant ce temps, continuait à danser en l’air, au-dessus d’eux.

La louve s’assit dans la neige et le vieux loup qui, maintenant, avait encore plus peur de sa compagne que du sapin mystérieux, se remit à sauter vers le lapin. L’ayant ressaisi dans sa gueule, il vit l’arbre se courber comme précédemment vers la terre. Mais, en dépit de son effroi, il tint bon et ses dents ne lâchèrent point le lapin. Le sapin ne lui fit aucun mal. Il voyait seulement, lorsqu’il remuait, l’arbre remuer aussi et osciller sur sa tête. Dès qu’il demeurait immobile, le sapin, à son tour, ne bougeait plus. Et il en conclut qu’il était plus prudent de se tenir tranquille. Le sang chaud du lapin, cependant lui coulait dans la gueule et il le trouvait savoureux.

Ce fut la louve qui vint le tirer de ses perplexités. Elle prit le lapin entre ses mâchoires, et, sans s’effarer du sapin qui oscillait et se balançait au-dessus d’elle, elle arracha sa tête à l’animal aux longues oreilles. Le sapin reprit, à l’instar d’un ressort qui se détend, sa position naturelle et verticale, où il s’immobilisa, et le corps du lapin resta sur le sol. Un-Œil et la louve dévorèrent alors, à loisir, le gibier que l’arbre mystérieux avait capturé pour eux.

Tout alentour étaient d’autres sentiers et chemins, où des lapins pendaient en l’air. Le couple les inspecta tous. La louve acheva d’apprendre à son compagnon ce qu’étaient les pièges des hommes et la meilleure méthode à employer pour s’approprier ce qui s’y était pris.

IV . La bataille des crocs

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C’était la louve qui avait, la première, entendu le son des voix humaines et les aboiements haletants des chiens attelés aux traîneaux. La première, elle avait fui loin de l’homme recroquevillé dans son cercle de flammes à demi-éteintes. Les autres loups ne pouvaient se résigner à renoncer à cette proie réduite à merci et, durant quelques minutes, ils demeurèrent encore sur place, écoutant les bruits suspects qui s’approchaient d’eux. Finalement, eux aussi prirent peur et ils s’élancèrent sur la trace marquée par la louve.

Un grand loup gris, un des leaders[1] habituels de la troupe, courait en tête. Il grondait, pour avertir les plus jeunes de ne point rompre l’alignement, et leur distribuait au besoin des coups de crocs, s’ils avaient la prétention de passer devant lui. Il augmenta son allure à l’aspect de la louve qui, maintenant, trottait avec tranquillité dans la neige, et ne tarda pas à la rejoindre.

Elle vint se ranger d’elle-même à son côté comme si c’était là sa position coutumière, et ils prirent tous deux la direction de la horde. Le grand loup gris ne grondait pas, ni ne montrait les dents, quand, d’un bond, elle s’amusait à prendre sur lui quelque avance. Il semblait, au contraire, lui témoigner une vive bienveillance, une bienveillance tellement vive qu’il tendait sans cesse à se rapprocher plus près d’elle. Et c’est elle, alors, qui grondait et montrait ses crocs. Elle allait, à l’occasion, jusqu’à le mordre durement à l’épaule, ce qu’il acceptait sans colère. Il se contentait de faire un saut de côté et, se tenant à l’écart de son irascible compagne, continuait à conduire la troupe, d’un air raide et vexé, comme un amoureux éconduit.

Ainsi escortée sur son flanc droit, la louve était flanquée, sur son flanc gauche, d’un vieux loup grisâtre et pelé, tout marqué des stigmates de maintes batailles. Il ne possédait plus qu’un œil, qui était l’œil droit, ce qui expliquait la place qu’il avait choisie par rapport à la louve. Lui aussi mettait une obstination continue à la serrer de près, à effleurer, de son museau balafré, sa hanche, son épaule ou son cou. Elle le tenait à distance, comme elle faisait avec son autre galant. Parfois les deux rivaux la, pressaient simultanément, en la bousculant avec rudesse, et, pour se dégager, elle redoublait, à droite et à gauche, ses morsures aiguës. Tout en galopant de chaque côté d’elle, les deux loups se menaçaient l’un l’autre, de leurs dents luisantes. Seule, la faim plus impérieuse que l’amour, les empêchait de se combattre.

Le vieux loup borgne avait près de lui, du côté opposé à la louve, un jeune loup de trois ans, arrivé au terme de sa croissance, et qui pouvait passer pour un des plus vigoureux de la troupe. Les deux bêtes, quand elles étaient lasses, s’appuyaient amicalement l’une sur l’autre, de l’épaule ou de la tête. Mais le jeune loup, par moments, ralentissant sa marche d’un air innocent, se laissait dépasser par son vieux compagnon et, sans être aperçu, se glissait entre lui et la louve. La louve, frôlée par ce troisième amoureux, se mettait à gronder et se retournait. Le vieux loup en faisait autant, et aussi le grand loup gris, qui était à droite.

Devant cette triple rangée de dents redoutables, le jeune loup s’arrêtait brusquement et s’asseyait sur son derrière, droit sur ses pattes de devant, grinçant des crocs, lui aussi, et hérissant le poil de son dos. Une confusion générale en résultait parmi les autres loups, ceux qui fermaient la marche pressant ceux du front, qui finalement s’en prenaient au jeune loup et lui administraient des coups de crocs à foison. Il supportait ce traitement sans broncher et, avec la foi sans limites qui est l’apanage de la jeunesse, il répétait de temps à autre sa manœuvre, quoiqu’elle ne lui rapportât rien de bon.

Les loups couvrirent dans cette journée un grand nombre de milles[2], sans briser, dans ces incidents, leur formation serrée. À l’arrière, boitaient les plus faibles, les très jeunes comme les très vieux. Les plus robustes marchaient en tête. Tous, tant qu’ils étaient, ils ressemblaient à une armée de squelettes. Mais leurs muscles d’acier paraissaient une source inépuisable d’énergie.

Mouvements et contractions se succédaient, sans répit, sans fin que l’on pût prévoir, et sans effort apparent ni fatigue. La nuit et le jour qui suivirent, ils continuèrent leur course. Ils couraient à travers la vaste solitude de ce monde désert, où ils vivaient seuls, cherchant une autre vie à dévorer, pour perpétuer la leur.

Ils traversèrent des plaines basses et franchirent une douzaine de petites rivières glacées, avant de trouver ce qu’ils quêtaient. Ils tombèrent enfin sur des élans. Ce fut un gros mâle qu’ils rencontrèrent d’abord. Voilà, à la bonne heure ! de la viande et de la vie, que ne défendaient point des feux mystérieux et des flammes volant en l’air. Larges sabots et andouillers palmés, ils connaissaient cela. Jetant au vent toute patience et leur prudence coutumière, ils engagèrent aussitôt le combat. Celui-ci fut bref et féroce. Le grand élan fut assailli de tous côtés. Vainement, les roulant dans la neige, il assénait aux loups des coups adroits de ses sabots, ou les frappait de ses vastes cornes, en s’efforçant de leur fendre le crâne ou de leur ouvrir le ventre. La lutte était pour lui sans issue. Il tomba sur le sol, la louve pendue à sa gorge, et sous une nuée de crocs, accrochés partout où son corps pouvait livrer prise, il fut dévoré vif, tout en combattant et avant d’avoir achevé sa dernière riposte.

Il y eut, pour les loups, de la nourriture en abondance. L’élan pesait plus de huit cents livres, ce qui donnait vingt pleines livres de viande pour chacune des quarante gueules de la troupe. Mais, si l’estomac des loups était susceptible de jeûnes prodigieux, non moins prodigieuse était sa faculté d’absorption. Quelques os éparpillés furent, en quelques heures, tout ce qui restait du splendide animal, qui avait fait face, si vaillamment, à la horde de ses ennemis.

Le repos vint ensuite, et le sommeil. Puis les jeunes mâles commencèrent à se quereller entre eux. La famine était terminée ; les loups étaient arrivés à la Terre Promise. Ils continuèrent, pendant quelques jours encore, à chasser de compagnie la petite bande d’élans qu’ils avaient dépistée. Mais ils y mettaient maintenant quelque précaution, s’attaquant de préférence aux femelles, plus lourdes dans leurs mouvements, ou aux vieux mâles. Finalement, la troupe des loups se partagea en deux parties, qui s’éloignèrent chacune dans des directions différentes.

La louve, le grand loup gris, le vieux loup borgne et le jeune loup de trois ans conduisirent une des deux troupes dans la direction de l’Est, vers le fleuve Mackenzie[3] et la région des Lacs. Chaque jour, s’éclaircissait la petite cohorte. Les loups partaient, deux par deux, mâle et femelle ensemble. Parfois, un mâle, sans femelle avec qui cheminer, s’accoupler, était chassé, à coups de dents, par les autres mâles. Il ne resta plus, au bout du compte, que la louve et son trio d’amoureux.

Tous trois portaient les marques sanglantes de ses morsures et elle demeurait toujours inexorable à chacun d’eux. Mais ils continuaient à ne pas se défendre contre ses crocs. Ils se contentaient, pour apaiser son courroux, de se détourner, en remuant la queue et en dansant devant elle de petits pas.

Aussi doux ils se montraient envers elle, aussi féroces étaient-ils l’un vis-à-vis de l’autre. Le loup de trois ans sentait croître son audace. Saisissant dans sa gueule, à l’improviste, l’oreille du vieux loup, du côté où celui-ci était borgne, il la déchira profondément et la découpa en minces lanières. Le vieux loup, s’il était moins vigoureux et moins alerte que son jeune rival, lui était supérieur en science et en sagesse. Son œil perdu et son nez balafré témoignaient de son expérience de la vie et de la bataille. Nul doute qu’il ne connût, en temps utile, ce qu’il avait à faire.

Magnifique en effet, lorsque l’heure en fut venue, et tragique à souhait fut la bataille. Le vieux loup borgne et le grand loup gris se réunirent pour attaquer ensemble le loup de trois ans et le détruire. Ils l’entreprirent, sans pitié, chacun de leur côté. Oubliés les jours de chasse commune, les jeux partagés jadis, et la famine subie côte à côte. C’étaient choses du passé. La chose présente, implacable et cruelle par-dessus, toutes, était l’amour. La louve, objet du litige, assise sur son train de derrière, regardait, spectatrice paisible. Paisible et contente, car son jour à elle était venu. C’est pour la posséder que les poils se hérissaient, que les crocs frappaient les crocs, que la chair déchiquetée se convulsait.

Le loup de trois ans, c’était sa première affaire d’amour, perdit la vie dans l’aventure. Les deux vainqueurs, quand il fut mort, regardèrent la louve qui, sans bouger, souriait dans la neige. Mais le vieux loup borgne était le plus roué des deux survivants. Il avait beaucoup appris. Le grand loup gris, détournant la tête, était occupé justement à lécher une blessure qui saignait à son épaule. Son cou se courbait, pour cette opération, et la courbe en était tournée vers le vieux loup. De son œil unique, celui-ci saisit l’opportunité du moment. S’étant baissé pour prendre son élan, il sauta sur la gorge qui s’offrait à ses crocs et referma sur elle sa mâchoire. La déchirure fut large et profonde, et les dents crevèrent au passage la grosse artère. Le grand loup gris eut un grondement terrible et s’élança sur son ennemi, qui s’était rapidement reculé. Mais déjà la vie fuyait hors de lui, son grondement s’étouffait et n’était plus qu’une toux épaisse. Ruisselant de sang et toussant, il combattit encore quelques instants. Puis ses pattes chancelèrent, ses yeux s’assombrirent à la lumière et ses sursauts devinrent de plus en plus courts.

La louve, pendant ce temps, toujours assise sur son derrière, continuait à sourire. Elle était heureuse. Car ceci n’était rien d’autre que la bataille des sexes, la lutte naturelle pour l’amour, la tragédie du Wild, qui n’était tragique que pour ceux qui mouraient. Elle était, pour les survivants, aboutissement et réalisation.

Lorsque le grand loup gris ne bougea plus, le vieux borgne Un-Œil[4] (ainsi l’appellerons-nous désormais) alla vers la louve. Il y avait, dans son allure, de la fierté de sa victoire et de la prudence. Il était prêt à une rebuffade, si elle venait, et ce lui fut une agréable surprise de voir que les dents de la louve ne grinçaient pas vers lui avec colère. Son accueil, pour la première fois, lui fut gracieux. Elle frotta son nez contre le sien et condescendit même à sauter, gambader et jouer en sa compagnie, avec des manières enfantines. Et lui, tout vieux et tout sage qu’il fût, comme elle il fit l’enfant et se livra à maintes folies, pires que les siennes.

Il n’était plus question déjà des rivaux vaincus, ni du conte d’amour écrit en rouge sur la neige. Une fois seulement, le vieux loup dut s’arrêter de jouer, pour lécher le sang qui coulait de ses blessures non fermées. Ses lèvres se convulsèrent, en un vague grondement, et le poil de son cou eut un hérissement involontaire. Il se baissa vers la neige encore rougie, comme s’il allait prendre son élan, et en mordit la surface, dans un spasme brusque de ses mâchoires. Au bout d’un moment, il ne pensa plus à rien derechef, et courut vers la louve qui se sauva, en le conviant à sa suite au plaisir de la chasse à travers bois.

Ils coururent, dès lors, toujours côte à côte, comme de bons amis qui ont fini par se comprendre, chassant, tuant et mangeant en commun.

Ainsi passaient les jours, quand la louve commença à se montrer inquiète. Elle semblait chercher, avec obstination, une chose qu’elle ne trouvait pas.

Les abris que forment, en-dessous d’eux, les amas d’arbres tombés étaient, pour elle, pleins d’attrait. Pénétrant dans les larges crevasses qui s’ouvrent dans la neige, à l’abri des rocs surplombants, elle y reniflait longuement. Un-OEil paraissait complètement détaché de ces recherches, mais il n’en suivait pas moins, avec bonne humeur et fidélité, tous les pas de la louve. Lorsque celle-ci s’attardait un peu trop, dans ses investigations, ou si le passage était trop étroit pour deux, il se couchait sur le sol et attendait placidement son retour.

Sans se fixer de préférence en aucun lieu, ils pérégrinèrent à travers diverses contrées. Puis, revenant vers le Mackenzie, ils suivirent le fleuve, s’en écartant seulement pour remonter, à la piste de quelque gibier, un de ses petits affluents.

Ils tombaient parfois sur d’autres loups qui, comme eux, marchaient ordinairement par couples. Mais il n’y avait plus, de part ni d’autre, de signes mutuels d’amitié, de plaisir à se retrouver, ni de désir de se reformer en troupe. Quelquefois, ils rencontraient des loups solitaires. Ceuxci étaient toujours des mâles et ils faisaient mine, avec insistance, de vouloir se joindre à la louve et à son compagnon. Mais tous deux, épaule contre épaule, le crin hérissé et les dents mauvaises, accueillaient de telle sorte ces avances que le prétendant intempestif tournait bientôt le dos et s’en allait reprendre sa course isolée.

Ils couraient dans les forêts paisibles, par une belle nuit de clair de lune, quand Un-Œil s’arrêta soudain. Il dressa son museau, agita la queue, leva une patte, à la manière d’un chien en arrêt, et ses narines se dilatèrent pour humer l’air. Les effluves qui lui parvinrent ne semblèrent pas le satisfaire et il se mit à respirer l’air de plus belle, tâchant de comprendre l’impalpable message que lui apportait le vent. Un reniflement léger avait suffi à renseigner la louve et elle trotta de l’avant, afin de rassurer son compagnon. Il la suivit, mal tranquillisé, et, à tout moment, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour interroger du nez l’atmosphère.

Ils arrivèrent à une vaste clairière, ouverte parmi la forêt. Rampant avec prudence, la louve s’avança jusqu’au bord de l’espace libre. Le vieux loup la rejoignit, après quelque hésitation, tous ses sens en alerte, chaque poil de son corps s’irradiant de défiance et de suspicion. Tous deux demeurèrent côte à côte, veillant, et reniflant.

Un bruit de chiens qui se querellaient et se battaient arrivait jusqu’à leurs oreilles, ainsi que des cris d’hommes, au son guttural, et des voix plus aiguës de femmes acariâtres et quinteuses. Ils perçurent aussi le cri strident et plaintif d’un enfant. Sauf les masses énormes que formaient les peaux des tentes, ils ne pouvaient guère distinguer que la flamme d’un feu, devant laquelle des corps allaient et venaient, et la fumée qui montait doucement du feu, dans l’air tranquille. Mais les mille relents d’un camp d’Indiens venaient maintenant aux narines des deux bêtes. Et ces relents contaient des tas de choses, que le vieux loup ne pouvait pas comprendre, mais qui de la louve étaient beaucoup moins inconnues.

Elle était étrangement agitée, et reniflait, reniflait, avec un délice croissant. Un-Œil, au contraire, demeurait soupçonneux et ne cachait pas son ennui. Il trahissait, à chaque instant, son désir de s’en aller. Alors la louve se tournait vers lui, lui touchait le nez avec son nez, pour le rassurer ; puis elle regardait à nouveau vers le camp. Son expression marquait une envie impérieuse, qui n’était pas celle de la faim. Une force intérieure, dont elle tressaillait, la poussait à s’avancer plus avant, à s’approcher de ce feu, à s’aller coucher, près de sa flamme, en compagnie des chiens, et à se mêler aux jambes des hommes.

Ce fut Un-OEil qui remporta. Il s’agita tant et si bien que son inquiétude se communiqua à la louve. La mémoire aussi revint à celle-ci de cette autre chose qu’elle cherchait si obstinément, et qu’il y avait pour elle nécessité de trouver. Elle fit volte-face et trotta en arrière, dans la forêt, au grand soulagement du vieux loup qui la précédait, et qui ne fut rassuré qu’une fois le camp perdu de vue.

Comme ils glissaient côte à côte et sans bruit, ainsi que des ombres, au clair de lune, ils rencontrèrent un sentier. Leurs deux nez s’abaissèrent, car des traces de pas y étaient marquées dans la neige. Les traces étaient fraîches. Un-Œil courut en avant, suivi de la louve, et avec toutes les précautions nécessaires. Les coussinets naturels qu’ils avaient sous la plante de leurs pieds s’imprimaient sur la neige, silencieux et moelleux comme un capiton de velours.

Le loup découvrit une petite tache blanche qui, légèrement, se mouvait sur le sol blanc. Il accéléra son allure, déjà rapide. Devant lui, bondissait la petite tache blanche.

Le sentier où il courait était étroit et bordé, de chaque côté, par des taillis de jeunes sapins. Il rattrapa la petite tache blanche et bond par bond l’atteignit. Il était déjà dessus. Un bond de plus, et ses dents s’y enfonçaient. Mais, à cet instant précis, la petite tache blanche s’éleva en l’air, droit au-dessus de sa tête, et il reconnut un lapin-de-neige[5] qui, pendu dans le vide, à un jeune sapin, bondissait, sautait, cabriolait en une danse fantastique.

À ce spectacle, Un-Œil eut un recul effrayé. Puis il s’aplatit sur la neige, en grondant des menaces à l’adresse de cet objet, dangereux peut-être et inexplicable. Mais la louve, étant arrivée, passa avec dédain devant le vieux loup. S’étant, ensuite, tenue tranquille un moment, elle s’élança vers le lapin qui dansait toujours en l’air. Elle sauta haut, mais pas assez pour atteindre la proie convoitée, et ses dents claquèrent les unes contre les autres, avec un bruit métallique. Elle sauta, une seconde fois, puis une troisième.

Un-Œil, s’étant relevé, l’observait. Irrité de ces insuccès, lui-même il bondit dans un puissant élan. Ses dents se refermèrent sur le lapin et il l’attira à terre avec lui. Mais, chose curieuse ! le sapin n’avait point lâché le lapin. Il s’était, à sa suite, courbé vers le sol et semblait menacer le vieux loup. Un-Œil desserra ses mâchoires et, abandonnant sa prise, sauta en arrière, afin de se garer de l’étrange péril. Ses lèvres découvrirent ses crocs, son gosier se gonfla pour une invective, et chaque poil de son corps se hérissa, de rage et d’effroi. Simultanément, le jeune sapin s’était redressé et le lapin, à nouveau envolé, recommença à danser dans le vide.

La louve se fâcha et, en manière de reproche, enfonça ses crocs dans l’épaule du vieux loup. Celui-ci, de plus en plus épouvanté de l’engin inconnu, se rebiffa et recula plus encore, après avoir égratigné le nez de la louve. Alors indignée de l’offense, elle se jeta sur son compagnon qui, en hâte, essaya de l’apaiser et de se faire pardonner sa faute. Elle ne voulut rien entendre et continua vertement à le corriger, jusqu’à ce que, renonçant à l’attendrir, il détournât la tête et, en signe de soumission, offrît de lui-même son épaule à ses morsures.

Le lapin, durant ce temps, continuait à danser en l’air, au-dessus d’eux.

La louve s’assit dans la neige et le vieux loup qui, maintenant, avait encore plus peur de sa compagne que du sapin mystérieux, se remit à sauter vers le lapin. L’ayant ressaisi dans sa gueule, il vit l’arbre se courber comme précédemment vers la terre. Mais, en dépit de son effroi, il tint bon et ses dents ne lâchèrent point le lapin. Le sapin ne lui fit aucun mal. Il voyait seulement, lorsqu’il remuait, l’arbre remuer aussi et osciller sur sa tête. Dès qu’il demeurait immobile, le sapin, à son tour, ne bougeait plus. Et il en conclut qu’il était plus prudent de se tenir tranquille. Le sang chaud du lapin, cependant lui coulait dans la gueule et il le trouvait savoureux.

Ce fut la louve qui vint le tirer de ses perplexités. Elle prit le lapin entre ses mâchoires, et, sans s’effarer du sapin qui oscillait et se balançait au-dessus d’elle, elle arracha sa tête à l’animal aux longues oreilles. Le sapin reprit, à l’instar d’un ressort qui se détend, sa position naturelle et verticale, où il s’immobilisa, et le corps du lapin resta sur le sol. Un-Œil et la louve dévorèrent alors, à loisir, le gibier que l’arbre mystérieux avait capturé pour eux.

Tout alentour étaient d’autres sentiers et chemins, où des lapins pendaient en l’air. Le couple les inspecta tous. La louve acheva d’apprendre à son compagnon ce qu’étaient les pièges des hommes et la meilleure méthode à employer pour s’approprier ce qui s’y était pris.



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